Paru en 2021 chez Gallimard, le quatrième roman d'Hédi Kaddour nous emmène au Ier siècle après J-C, sous le règne de Domitien (81-96) ; deux avocats, Publius Cornelius Tacitus, le futur historien Tacite, et Caius Plinius Cæcilius Secundus, plus connu sous le nom de Pline le Jeune, ont commis l'erreur, non seulement de dénoncer un certain Massa, gouverneur de Bétique "pire que Verrès", mais ami de l'empereur, mais encore de soutenir Senecio, un Sénateur républicain... Or, sous le règne d'un prince "qui tue comme on éternue", une pareille audace ne peut que valoir une mort violente et ignominieuse.
Tandis que les deux hommes, très inquiets, attendent le pire en faisant mine de vivre normalement, d'aller voir des amis – ce qui donnera l'occasion d'assister à une extraordinaire lecture publique du Satiricon de Pétrone, un "livre-monstre" d'une audace absolue, qui stupéfie l'auditoire –, Lucretia, l'épouse de Tacite, qui est aussi une amie d'enfance de Domitien, va tenter d'intercéder pour eux.
Le tableau que dresse Hedi Kaddour d'une Rome terrorisée est accablant ; l'empereur – le tyran – n'est au fond pas pire que bien d'autres, et il aurait même un certain sens de l'État ; mais il a l'obsession du complot, que ne manquent pas d'exploiter ses hommes-liges, le ministre Parthenius et surtout le Préfet du Prétoire, Norbanus, un abject affranchi ; face à ce sinistre trio, un Sénat tétanisé par la peur, réduit à l'impuissance et surtout à une abyssale lâcheté ; quand l'un des siens est arrêté en pleine Curie, il ne bronche pas, il rit même... La tyrannie produit partout la servilité.
L'on reconnaît de nombreux personnages historiques, Tacite (dont la femme ne s'appelait d'ailleurs pas Lucretia ; mais la rebaptiser ainsi, c'était suggérer que Domitien était un autre Tarquin...) et Pline, qui ne sont pas des héros, mais se tiennent à peu près ; l'incroyable Pétrone, affranchi de Pline (comme tout le monde, je le confondais avec un autre Pétrone, un consulaire victime de Néron...) et le poète Martial, dont on connaît les épigrammes féroces, mais qui était en fait le plus flagorneur des courtisans...
On retiendra aussi des scènes extraordinaires, comme la traversée de Subure, le quartier mal famé de Rome, lieu de toutes les violences et de tous les trafics, où l'embuscade menace à chaque coin de rue, mais aussi quartier d'artisans, finalement moins dangereux que le palais impérial ; ou l'affrontement feutré mais impitoyable entre Lucretia, la jeune épouse de Tacite, fille du général Agricola, et Flavie, la vieille maîtresse du même...
La fin... ne finit rien ; on ne saura pas si Lucretia est parvenue à fléchir Domitien, si après l'arrestation de Senecio, la répression s'est arrêtée là... Bien sûr, si l'on connaît l'histoire, on en sait l'ironie : Domitien finira assassiné par ses "âmes damnées" Norbanus et Parthenius, associés malgré leur haine réciproque, et le vieux Nerva, dont on aperçoit la modeste silhouette, lui succèdera ; Tacite deviendra le célèbre historien que l'on sait, et Pline un favori et un ami de Trajan, successeur de Nerva...
Rome sous la tyrannie de Domitien, avec sa violence, la lâcheté généralisée, la délation partout, n'est pas seulement Rome ; elle pourrait s'appeler Damas, ou Moscou, ou Pékin ; partout où règne l'arbitraire d'un pouvoir sans limite ni partage, il n'y a plus de parole vraie, plus d'amitié sûre ni de parole donnée ; et le courage n'a guère qu'une récompense : la mort...