Chapitre IV
La Fuite à Varennes (juin-décembre 1791)
Le mois de juin commença par un grand déménagement, qui occupa toutes les conversations : la Société des Amis de la Constitution quittait le couvent des Minimes, trop petit et promis à la démolition, et allait s'installer dans l'ancienne église Notre Dame de la Couture, attenante au cloître du même nom. C'était une très grande batisse gothique, pouvant accueillir plusieurs centaines de personnes. Cet avantage compensait largement son relatif éloignement du centre ville.
Il fallut plusieurs jours pour rassembler et transporter, en de lourdes caisses, les archives déjà volumineuses du club, les bustes de Voltaire et de Mirabeau qui ornaient la salle des séances, les drapeaux, oriflammes, piques et cocardes qui s'y étaient entassés au fil des cérémonies. Les membres de la Fraternelle acceptèrent de donner un coup de main, ce qui occasionna de joyeuses bousculades ; enfin, l'installation définitive fut le prétexte à des libations qui se terminèrent tard dans la nuit.
A peine avaient-ils achevé ce déménagement qu'un coup de tonnerre éclata dans le ciel jusqu'alors relativement serein de ce début d'année.
La nouvelle parvint dès le 22 juin au directoire du Département, qui envoya aussitôt un courrier à la Municipalité : le Roi avait tenté de s'évader, de fuir à l'étranger avec toute sa famille ! Il venait d'être arrêté en Lorraine par un garde national qui l'avait reconnu...
La Fraternelle d'Outre Pont se réunit immédiatement pour discuter de l'événement, et des suites à lui donner.
A dire vrai, ni Silvère, ni aucun de ses amis ne se faisaient, depuis longtemps, la moindre illusion sur la bonne volonté du Roi ; beaucoup aspiraient à la République. Les réticences de "Monsieur Véto" face à toute loi nouvelle, les manigances réelles ou supposées de Marie-Antoinette avec les Emigrés auraient justifié à leurs yeux la déposition pure et simple du Monarque, et ils s'impatientaient de la mollesse de l'Assemblée nationale, et des Jacobins en général.
"-Vous allez-voir qu'ils vont trouver encore le moyen de l'excuser, ou de faire comme si de rien n'était !...
- Il faut pourtant profiter de l'occasion ! Le tyran s'est dévoilé, il faut le juger, il faut l'arrêter !"
On résolut de rédiger sur le champ une pétition, qui serait solennellement portée à la Municipalité, et qui demanderait l'abolition de la Monarchie, l'établissement d'une République, et l'arrestation de Louis XVI.
A ce moment, Joachim, qui était allé prendre l'air de la ville, entra très inquiet à Saint-Victeur :
"- Mauvaises nouvelles, dit-il. J'ai bien peur qu'un mauvais coup se prépare contre nous. On fait rassembler poudre et munitions à la tour Vineuse ; et ils vont tripler la garde nationale !"
Les jours qui suivirent furent cependant fort calmes, bien que les rumeurs allassent bon train, comme les conversations. Silvère ne trouvait plus en face de lui, tant chez son père qu'à l'étude, que des adversaires. Il se sentait de plus en plus isolé, et cela le rendait hargneux. A François qui prétendait que le Roi avait été enlevé contre son gré - cela tendait à devenir la thèse officielle - il ne répondait que par des sarcasmes. Peu à peu, l'ambiance s'était dégradée à l'étude ; Maître Bonnefoy ne lui confiait plus que des dossiers mineurs ; encore, parfois, ne les retrouvait-il pas à l'endroit où il les avait laissés la veille au soir : et si d'aventure il s'en plaignait, les autres clercs le rabrouaient :
"- Crois-tu donc qu'on s'occupe de tes affaires ? Tu perds la tête, oui !"
Une fois, même,alors qu'il venait à peine de copier soigneusement un acte de mariage, il eut besoin de quitter la pièce pour demander un détail à Maître Bonnefoy. Lorsqu'il revint à sa place, l'encrier avait été renversé sur le bureau ; l'encre dégouttait de partout, tout son travail était perdu.
" - Qui a osé faire cela ? rugit-il, furieux.
Les autres ricanèrent. François, lui, gloussa :
- C'est le vent de la Révolution..."
Il n'avait pas fini de parler que Silvère, bondissant sur lui, lui administra un magistral coup de poing, qui l'envoya valser cul par dessus tête ; bureau, encre, dossiers, tout dégringola par terre. Au vacarme, Maître Bonnefoy accourut :
- Que se passe-t-il ici ?
- C'est Silvère qui fait du désordre, gémirent les clercs. Il s'est jeté sur François, il l'a frappé..."
Encore tremblant de colère, Silvère voulut se justifier, mais Maître Bonnefoy, le visage fermé, l'entraîna dans son bureau.
"Mon garçon, cette fois, tu es allé trop loin. Je ne peux accepter un pareil comportement chez moi.
- Mais...
- Tais-toi ! Depuis un certain temps, je t'observe. Ton travail manque de soin, tu égares des papiers...
- Ils ne changent pas de place tous seuls, j'imagine !...
- ... et tu accuses les autres de tes propres négligences. tu sèmes le désordre et le trouble avec des discours hors de saison... Tu connais l'amitié qui me lie à ton père ; mais je ne peux pas permettre que tu pourrisses ainsi l'atmosphère de cette étude. Il comprendra, je n'en doute pas.
- En somme, vous me chassez ?
- C'est toi-même qui te chasses. Une rixe chez moi ! Mais jusqu'où iras-tu ? Je vais te donner ton compte. Ne reviens pas demain. Tu peux prendre tes affaires."
Assommé par la tournure de l'événement, et l'incroyable injustice dont il était victime, Silvère devait à présent présenter la chose à son père. Il tourna en ville de longues heures, hésitant à rentrer chez lui jusqu'à l'heure du souper.
Lorsqu'il se présenta chez lui, son père l'attendait, l'air sévère.
"Maître Bonnefoy sort d'ici. Je sais tout.
- Papa, me laisseras-tu t'expliquer...
- Oh ! c'est bien inutile ! Reconnais-tu t'être battu à l'étude ?
- J'ai seulement répondu à une provocation !
- Tu t'es conduit comme un malappris, un sale gamin qui voudrait que chacun pense et dise comme lui... Tu me déçois beaucoup. J'espérais que tu apprendrais un métier qui t'ouvrirait toutes les perspectives ; tu gâches de belles possibilités. Tu as vingt ans : que comptes tu faire à présent ?
- Je trouverai bien une autre place. Je veux gagner ma vie...
- Balivernes ! Dès demain, j'irai trouver des amis. Mais tâche de ne pas recommencer. Et pour l'amour du Ciel, laisse donc tomber ces enragés d'Outre-Pont ! Rien de bon n'en sortira.
- Cela, jamais ! Ce sont mes amis, et mes idées. Je ne saurai les renier.
- Sottises ! Je te défends désormais d'y aller. Ils t'ont monté la tête, ce sont des gens dangereux et pervers qui ne songent qu'à bouleverser tout l'ordre social, et nous détruire. Ils ne respectent rien, ni les lois, ni le Roi...
- Le Roi ne s'est guère montré respectable, il me semble.
- Je t'interdis de parler ainsi. Ma parole, tu n'as plus le sens commun, et tu oublies à qui tu t'adresses ! Je t'ordonne de te taire et de m'obéir."
Le souper fut morne et silencieux. Puis Silvère se retira dans sa chambre.
Il étouffait. Personne ici ne le respectait vraiment, chacun le traitait en enfant : son père, qui ne l'écoutait pas, traitait ses opinions de billevesées, ne soupçonnant même pas que son fils pût avoir ses propres idées ; Maître Bonnefoy qui l'avait renvoyé comme un enfant insupportable... Que diable, il avait vingt ans, l'âge où beaucoup travaillent et vivent seuls depuis bien des années, l'âge où l'on se bat, où l'on se fait tuer...
Il prit rapidement sa décision : puisque tout l'éloignait de ce milieu, de ce père qu'il aimait mais qui ne l'écoutait pas, il devait quitter la maison, faire ses preuves tout seul. En silence, il emballa quelques vêtements, prit l'argent que le notaire lui avait versé l'après-midi même, et, à pas de loup, se glissa dehors. Personne ne l'entendit ; tout dormait.
Il descendit vers la Sarthe, en s'éclairant d'une torche ; il alla frapper chez Joachim :
"- Peux-tu m'héberger quelques jours ? Mon père m'a mis dehors, je ne sais plus où aller.
- Bien sûr, on va se serrer un peu..."
Lorsque ses yeux se furent habitués à la pénombre, il distingua les silhouettes des trois soeurs de Joachim, qui s'étaient redressées sur leurs paillasses, et se frottaient les yeux.
Silvère ne parvenait pas à reprendre sa respiration, saisi à la gorge par une âcre odeur d'humidité, de transpiration, d'étoffe... Un gigantesque métier occupait la majeure partie de l'espace ; de gros ballots de laine s'entassaient un peu partout, ne laissant que fort peu d'espace pour les gestes de la vie quotidienne. Quelle chute, du confortable hôtel particulier des Derouet, près de la Sirène, à cette cave puante de la rue de Gourdaine ! Mais au moins, ici, il était parmi les siens, les vrais révolutionnaires, les Sans-culottes, patriotes et républicains. Ici, au moins, sa lutte prenait tout son sens...
Il lui fallait à présent parer à l'urgence : trouver un travail et un logement. Le second fut relativement facile à dénicher : un galetas situé au troisième étage d'un petite maison, dans la paroisse de Saint-Hilaire, entre la Sarthe et la butte de la cathédrale. C'était sombre, assez pauvrement meublé d'un mobilier qui, en tout, ne devait pas valoir trente livres : une paillasse sur un bois de lit quelque peu piqué des vers, une petite table, deux chaises un peu bancales, une commode, un pot de faience avec son broc, un tonneau dans un coin pour l'eau, quelques assiettes, quelques verres... et le tout pour soixante livres. Mais du moins, c'était la liberté, son premier chez-soi ! Il pourrait aller, venir, pourvu qu'il payât son terme, personne ne lui demanderait de comptes !
Trouver un emploi fut chose un peu plus malaisée : il fit le crieur de journaux, porta des commissions, déchargea des marchandises aux Halles, et il commençait à désespérer de trouver quelque chose de fixe et d'un peu plus substanciel, lorsqu'il eut la bonne fortune de se faire embaucher comme correcteur dans l'imprimerie Pivron, la concurrente de Monnoyer, et qui se trouvait rue Marchande, à deux pas de chez son père !
Silvère avait un moment craint que celui-ci n'entreprenne des recherches pour le ramener, manu militari, à la maison : après tout, il n'était pas majeur ; mais celui-ci, probablement, avait pensé que son fils avait besoin de jeter sa gourme, et que quelques temps de vaches maigres le ramèneraient plus sûrement que la force dans le giron paternel ; il s'était donc contenté de laisser faire, le suivant simplement de loin par l'intermédiaire de ses nombreux amis. Lorsque le jeune homme avait réussi à entrer chez Pivron, le père avait poussé un soupir de soulagement : c'était du moins une place sûre, et la proximité géographique de l'endroit finirait bien par provoquer une rencontre, sans qu'aucun des deux n'ait à perdre la face.
L'imprimerie, c'était tout un monde nouveau et extraordinairement animé que découvrait Silvère. Dans l'atelier surchauffé - il fallait laisser en permanence un poêle allumé pour fondre la colle - c'était un défilé continuel : compositeurs, apprentis, colporteurs, graveurs, cartonniers, toute une foule de gens joyeux et pittoresques, avec un jargon bien particulier qu'il avait souvent peine à comprendre. L'imprimerie ! C'était là que toutes les nouvelles, les proclamations, les arrêtés, les discours, les idées aboutissaient ; c'était de là que tout cela repartait, multiplié comme par magie par cent, par mille, pour être affiché, distribué, crié jusque dans les villages les plus reculés. Gigantesque atelier de la Révolution ! Livres, brochures, affiches, tout ce qui se dit, se lit, s'écrit passaient dans ces mains habiles... Ici se croisaient les notaires qui apportaient leurs avis, les membres de la Municipalité ou du Département leurs arrêtés, les clubistes leurs articles.
Et c'était ici, à n'en pas douter, dans cette bonne odeur d'encre et de papier, qu'étaient nées et s'étaient propagées les idées nouvelles, bien avant les Etats Généraux, bien avant qu'elles n'entrent dans les faits. Tous ces hommes, toutes ces femmes qui travaillaient là, de la plus modeste brocheuse au patron lui-même, avaient un jour ou l'autre bravé la censure, imprimé des choses défendues, caché sous la chemise ou le tablier des ouvrages prohibés, fui peut-être devant les argousins qui cassaient les presses, connu la prison...
C'était un monde joyeux et héroïque, et qui vivait bien ; ici, comparés aux tisserands, aux corroyeurs, à tous les misérables qui hantaient les bords de Sarthe, les ouvriers du livre faisaient figure de riches. Silvère gagnait presque le double des modestes émoluments que lui versait Maître bonnefoy, et il commençait à trouver la vie fort agréable... Il n'avait guère de gros besoins : une fois le loyer payé, ses repas qu'il prenait dans une auberge non loin des Halles, ses vêtements, et la modeste cotisation de la Fraternelle, il lui restait quelques livres pour faire la fête, et il se sentait le plus heureux des hommes !
Sur ces entrefaites, on apprit que le 17 juillet, avait éclaté la fusillade du Champ-de-Mars : à l'endroit même où, l'année précédente, avait eu lieu la magnifique fête de la Fédération, dans une communion parfaite mais finalement illusoire, l'Assemblée avait fait tirer sur le Peuple, qui réclamait la destitution du Roi ! Après une trahison aussi manifeste, les Constituants avaient pris fait et cause pour Louis XVI, inventé la fable ridicule de l'enlèvement, et fait massacrer, délibérément, des citoyens !
Au Mans, les esprits s'échauffèrent. Tandis qu'à Paris, le club des Jacobins se scindait, les partisans de la Monarchie se réfugiant au couvent des Feuillants, ici la Société des Amis de la Constitution hésita un moment sur le choix à faire : elle pencha d'abord pour suivre les Feuillants ; mais les membres les plus avancés, Levasseur, Philippeaux, et surtout une délégation de la Fraternelle, firent tant et si bien que finalement, elle resta affiliée aux Jacobins. Les vrais révolutionnaires restaient finalement maîtres du terrain.
L'atmosphère devenait pesante : tandis que les soeurs de l'Hôpital, qui avaient refusé de reconnaître l'Evêque constitutionnel, étaient finalement expulsées par une émeute, on apprit que les Nations coalisées contre la France lui avaient adressé, de Pillnitz, ce qui ressemblait fort à une déclaration de guerre. Les tyrans européens n'allaient-ils pas jusqu'à exiger le retour de l'Ancien Régime ? Cette déclaration suscita une énorme colère, en même temps qu'une vague de peur : les choses en effet allaient fort mal. L'assignat se dévaluait terriblement vite, créant misère et famine parmi les classes les plus pauvres, et entamant la confiance chez les autres. Des troubles éclataient un peu partout ; l'approvisionnement demeurait un problème constant. Le pays était d'autant moins en mesure d'affronter une guerre que son armée était rien moins que sûre : on n'avait pas voulu, ou pas pu, renouveler les cadres, et elle était dirigé par des ci-devant nobles, aguerris et entraînés, certes, mais dont la loyauté à l'égard du régime pouvait être sérieusement mise en doute, surtout s'il fallait se battre contre les Emigrés...
Il y eut pourtant une grande fête, le 25 septembre, à l'occasion de la sanction de la Constitution par le Roi ; la veille, les deux imprimeries avaient été réquisitionnées pour imprimer, sur de grandes affiches, le texte de la constitution, qui serait placardé à tous les carrefours. Le matin arriva de Tours le régiment de Touraine-Infanterie, qui se rendait aux frontières. Ce fut donc un grand foisonnement d'uniformes, un détachement de la garde nationale s'étant joint à lui, qui accompagna Mgr de la Boussinière, et écouta le Te Deum. Le soir, toute la ville fut illuminée, et il y eut un magnifique feu d'artifice, et un feu de joie place des Halles, auquel assistèrent les officiers municipaux au grand complet, flambeau en main.
Silvère, désoeuvré, se promenait le long de la promenade du Greffier, lorsqu'il vit, quelques pas devant lui, une jeune fille trébucher sur une barre de fer laissée là par un ouvrier, et tomber. Il se précipita pour l'aider ; ils se trouvaient juste sous un lampion, et tandis que, confuse, elle le remerciait, il put l'observer à loisir. Elle était assez grande, presque de sa taille, avec une jolie silhouette bien prise dans une robe simple mais bien coupée. De grands yeux clairs sous une toison chatain, dans laquelle était crânement épinglée une cocarde tricolore, un petit nez retroussé, des lèvres pleines, gourmandes, qui s'ouvraient sur de petites dents pointues et carnassières ; elle lui plut immédiatement, et put se rendre compte aussitôt que ce sentiment était réciproque, car tout en minaudant, la belle l'avait détaillé des pieds à la tête. Il lui proposa de la raccompagner chez elle :
"- Oh ! Monsieur, je craindrais d'abuser...
- Mais non, ce serait un plaisir.
-Alors dans ce cas..."
La jeune fille s'appelait Emeline Métivier ; âgée de dix-sept ans, elle travaillait comme petite main chez sa mère, une couturière qui logeait derrière la Cathédrale.
"- Puis-je espérer vous revoir ? demanda Silvère, qui s'était présenté. La jeune fille, moqueuse, hocha la tête en faisant mine d'hésiter, puis elle éclata de rire :
"Ah ! Je ne sais pas ! Mais après-demain, les volontaires vont se rassembler aux Jacobins, et je voudrais bien voir cela. Si vous y êtes, j'y serai aussi !"
Et elle s'enfuit prestement.
Silvère en resta ébloui. Tant de spontanéité, tant de gaieté, tant de gentillesse, tant de grâce ! Depuis sa déconvenue avec Sophie, qui d'ailleurs était repartie chez ses parents, à moins qu'elle n'eût suivi son fiancé à Vendôme, il vivait dans un véritable désert sentimental. Certes, les occasions ne lui avaient pas manqué ; même Marie, la jumelle de Joachim, et la petite Aude, sa plus jeune soeur, avaient su lui faire comprendre qu'il ne leur déplaisait pas, mais il était resté sourd à leurs avances ; un peu par fidélité à Joachim - il aurait eu l'impression de trahir son hospitalité -, et surtout parce que les demoiselles, maigres, pâles, trop blondes, ne lui plaisaient pas. Et là, tout à coup, il eut la certitude que quelque chose venait de débouler dans sa vie.
La journée du lendemain parut interminable ; au sortir de l'imprimerie, il alla même traîner dans la rue où habitaient Emeline et sa mère, mais il ne put les apercevoir.
Enfin arriva le 27 septembre, jour du rassemblement des Volontaires. Devant la menace de guerre, l'Assemblée avait lancé un appel pour que des jeunes gens s'enrôlent, dans l'armée, afin, le cas échéant, de défendre les frontières. Depuis la veille, de tout le département affluaient les gars décidés à partir. Le rassemblement se fit place des Halles : ce fut une indescriptible cohue de paysans, d'ouvriers - beaucoup, sans emploi, avaient saisi cette opportunité. A une extrémité de la place, sous la grande halle, on avait installé des tables : là, des officiers municipaux inscrivaient les noms des arrivants, et les faisaient signer leur engagement. Silvère, qui s'était approché, constata que beaucoup, qui ne savaient ni lire ni écrire, apposaient simplement une croix.
"Ils sont pauvres, illettrés, songea Silvère, et pourtant, ils viennent défendre la Nation. Qu'est ce que ce mot représente pour eux ? Et la Révolution ? Quel espoir ?"
Parmi la foule des curieux, Silvère chercha en vain la jeune fille ; il désespérait de la retrouver, lorsqu'il reçut une légère tape sur l'épaule :
"- Hé bien, citoyen, vous ne trouvez plus vos amis ?"
C'était elle, accompagnée d'une femme d'une cinquantaine d'années, lourde et gauche, mais dont le large visage respirait la bonté.
- Je vous présente ma mère. Maman, voici l'homme qui m'a sauvée l'autre soir...
- Oh ! C'est très exagéré !
- Ta, ta, ta. Il me plaît, moi, que vous m'ayez sauvé la vie... Je l'avoue, je suis un peu romanesque !"
La femme offrit au jeune homme de venir boire un verre de vin chez elle, ce qu'il accepta avec empressement.
Leur intérieur, quoique modeste, était un peu plus meublé que celui de Silvère, et surtout, il respirait l'ordre et la propreté. On sentait la présence de deux ménagères méticuleuses.
On bavarda gaiement, puis on se sépara, fort content les uns des autres.
Durant une semaine, Silvère resta sans nouvelles d'Emeline ; il ne la revit qu'à l'occasion du départ des Volontaires.
Celui-ci eut lieu le 3 octobre ; ce n'était plus la foule bariolée et bizarre de la première fois ; on les avait habillés, équipés ; à présent, rassemblés place des Jacobins, ils attendaient le signal du départ. C'était un brouhaha de chevaux, de charrettes, d'hommes armés de fusils et de piques. La jeune fille vint, cette fois, d'elle-même, se placer près de Silvère : il en déduisit qu'elle avait guetté son arrivée, et il en eut chaud au coeur.
Tandis qu'ils devisaient, surgit un officier, accompagné de deux ordonnances. Peu à peu, le désordre cessa, les rangs se formèrent, et le bataillon - cinq cents hommes environ- s'ébranla au son d'une musique militaire, sous les applaudissements et les acclamations de la foule.
Silvère raccompagna la jeune fille jusqu'à sa porte, en bavardant. Il lui avait parlé de son travail à l'imprimerie, de sa famille, en évitant toutefois de mentionner que son père était un riche marchand d'étamines.
"Je vis seule avec maman, dit-elle, depuis que papa nous a quittées. Elle travaille dur, dix ou douze heures par jour. Moi, je l'aide, j'apprends le métier - j'en sais déjà beaucoup !- Nous ne nous plaignons pas...
- Mais pouvez-vous sortir, vous promener librement ?
- Oh ! oui, maman n'est pas très sévère, vous savez... Elle fait semblant, comme ça, parfois, mais le plus souvent elle ne voit rien ! Je fais ce que je veux !
- Alors... Puis-je espérer que vous accepteriez une invitation ?
- Pas chez vous ! Un homme seul... Je suis sérieuse, et je tiens à ma réputation !
- Naturellement. Mais que diriez-vous d'une promenade au bord de l'eau ?
- Maman nous accompagnerait... Ou bien une amie...
- Ce serait magnifique ! fit Silvère, qui aurait préféré un tête à tête sans témoins.
- Mais je n'ai pas dit oui, rétorqua la belle, en riant.
- Alors, c'est non ?
- On verra... Si vous êtes sage !"
Et elle disparut dans la maison.
Silvère connut alors des semaines de bonheur intense : d'un seul coup, Emeline avait pris toute la place dans son existence. Souvent, elle s'échappait de l'atelier de sa mère, et venait le rejoindre à la sortie de l'imprimerie. Ils se promenaient alors, longuement, main dans la main. Il essayait de lui expliquer la Révolution en marche, et le bonheur qui en résulterait. Elle écoutait, en penchant la tête, et en se mordillant doucement la lèvre inférieure ; mais bien vite, elle se lassait de ces questions sérieuses ; alors il l'emmenait au bord de la Sarthe, sur la Promenade du Greffier, ou bien vers les Jacobins, où l'on avait commencé à creuser la rue du Mail. Ils causaient là, interminablement, d'eux-mêmes. Emeline avait eu une enfance assez triste ; blessée par un accouchement qui s'était mal passé, sa mère n'avait jamais pu avoir d'autre enfant ; le couple s'entendait assez mal, le père aigri par la maladie et la gêne. Puis il était mort, laissant seules les deux femmes. Elles avaient survécu, tant bien que mal, grâce au talent de couturière de Madame Métivier, grâce aussi à quelques généreux protecteurs ; car elle n'avait pas toujours été la grosse et lourde femme que Silvère avait vue... A présent, elles avaient réussi à vivre décemment. Elles en tiraient une légitime fierté.
Elle venait à présent le trouver chez lui, discrètement. Elle apportait toujours quelque bout de tissu ou de dentelle ; la garçonnière se transformait peu à peu en charmant appartement. Il n'osait pas encore la toucher, craignant sans cesse qu'elle ne s'imaginât qu'il voulait profiter de sa pauvreté ; et cette réserve lui pesait, la lui rendait encore plus chère. Elle savait bien, elle, doser les privautés qu'elle lui permettait, et s'ingéniait à se faire désirer...
Depuis longtemps, à la Fraternelle, il était question de permettre aux femmes d'assister aux séances : elles avaient depuis longtemps pris toute leur place dans l'action révolutionnaire ; on connaissait le rôle éminent qu'elles avaient tenu à Versailles, ou à la Bastille. Les cantonner à la maison semblait la plus criante injustice.
Ce fut chose faite le 11 décembre, au cours d'une séance solennelle : la veille, on avait installé des tribunes, afin qu'elles puissent s'installer plus à l'aise ; elles furent accueillies avec éclat. Silvère avait tenu à faire venir Emeline ; à peine entrait-il avec elle dans la grande salle, qu'il croisa Joachim, accompagné de deux de ses soeurs, Marcelle et Marie.
Celui-ci lui fit aussitôt l'accolade, et adressa un petit compliment à Emeline.
"-Je te présente ma fiancée, dit Silvère."
Joachim fit aussitôt une sorte de cabriole : "Excellent ! Merveilleux ! Notre Silvère se marie ! ravi de vous connaître, Mademoiselle..."
Mais Silvère vit aussitôt que Marie, l'aînée, détournait la tête et paraissait contrariée.
"Est-ce qu'elle n'aurait pas aussi un petit faible pour moi ?" se dit le jeune homme, flatté. Il se souvint alors de ses attentions, tout le temps qu'il avait passé chez son ami : elle lui offrait les meilleurs morceaux, ravaudait ses habits et en ôtait la poussière... Mais elle était si humble, si discrète, et d'ailleurs si terne, qu'il ne l'avait guère remarquée. La pauvre Marie en avait été pour ses frais.
Emeline, sitôt Joachim parti rejoindre d'autres camarades, se suspendit à son bras :
"- Tu m'as présentée comme ta fiancée... Que dois-je comprendre ? Tu ne me l'avais jamais dit !
- C'est vrai, j'attendais une belle occasion. Hé bien, la voici ! dit-il, et, mettant un genou à terre :
-Puisque aujourd'hui les Femmes sont invitées à partager nos travaux, puis-je vous inviter à partager toute ma vie ?"
Elle eut un mouvement d'effroi :
"- Silvère... As-tu songé à ta famille ? Ton père est négociant, c'est un homme riche, considérable, et je ne suis qu'une petite couturière... Il n'acceptera jamais une telle union !
- N'aie crainte ! Ne suis-je pas maître de ma vie ? Je travaille, je peux subvenir à nos besoins. S'il le faut, nous nous passerons de son consentement."
Emeline se serra tendrement contre lui, et resta ainsi tout au long de la séance, qui fut longue. A la fin, elle bailla fortement :
"- Silvère, je suis fatiguée. Tout cela est bien compliqué pour moi ! Veux-tu me raccompagner ?"
Un peu déçu de constater qu'elle manifestait fort peu d'intérêt pour la chose politique qui le passionnait, mais heureux de se retrouver seul avec elle, il sortit. La nuit était douce pour un mois de décembre ; la pluie faisait luire les pavés. Il faisait très sombre, et il sentait dans la sienne sa main frissonnante. Alors, doucement, il l'attira contre lui. Elle ne résista pas. Il l'entraîna alors dans sa mansarde...
Il s'éveilla de bonne heure le lendemain matin. Le poêle à bois, qu'il avait négligé de nourrir, s'était éteint, et il faisait un froid de canard. Emeline, ses longs cheveux répandus sur l'oreiller, dormait encore : il remonta sur elle la couverture, et la contempla.
Elle était belle, et paraissait extraordinairement jeune. Sa peau, très fine et très blanche, était parcourue de petites veines bleues à l'endroit des tempes. Mais ses mains, ouvertes, étaient, elles, étonnamment robustes, avec des doigts forts et carrés, presque des mains d'homme. Elle n'avait ni la finesse déliée de Suzie, ni la grâce potelée de Marie-Anne ; elle avait plutôt quelque chose d'un peu animal, mélange de force et de fragilité, de simplicité et de rouerie.
Elle s'éveilla, ouvrit les yeux, sourit paisiblement à son amant.
Celui-ci s'inquiétait : "Qu'allons-nous dire à ta mère ? Elle doit être mortellement inquiète...
- Maman ? Mais non ! Elle se doute bien où je suis !
Silvère resta béant de tant de naïveté, ou de tranquille audace : ainsi, alors qu'il croyait lui avoir un peu forcé la main, l'avoir conquise, elle avait elle-même décidé de se donner à lui, et en avait même averti sa mère ! Elle avait, de bout en bout mené sa barque, en lui laissant croire qu'il en était le capitaine... Un instant, il se demanda s'il n'était pas tombé dans un piège ; mais elle le regardait avec une telle confiance, une telle tendresse qu'il la prit dans ses bras sans plus se poser de questions.
Désormais, la jeune fille s'installa presqu'officiellement dans sa vie ; elle s'occupait de son ménage, préparait ses repas, vivait presque continuellement dans sa mansarde. Sans qu'il s'en aperçût vraiment, elle avait commencé à étendre son influence. Joachim ne lui plaisait pas, et d'ailleurs, elle se méfiait de ses soeurs : la fine mouche avait bien perçu le manège de Marie, le jour de son entrée à la Fraternelle ; elle s'arrangea pour que Silvère ne le reçoive plus guère chez lui. En revanche, Thibaut lui plaisait davantage : fils d'avocat, bien élevé, il flattait son ambition bourgeoise.
Assez souvent, elle remettait sur le tapis la question des fiançailles : car Silvère n'en avait plus reparlé, et tardait à faire les démarches. Elle le tarabustait donc souvent, mêlant cajoleries et bouderies, larmes et sourires.
Il céda enfin. La démarche la plus difficile était évidemment d'obtenir l'accord de son père. Il se décida à l'extrême fin du mois de décembre, peu avant Noël.
Il se rendit seul chez ses parents, un dimanche. Heureux de le revoir, son père le fit entrer dans son bureau :
"Hé bien, fils, je vois que tu ne nous as pas oubliés... A moins que tu n'aies besoin de quelque chose ?
- Non, père, pas exactement. Je gagne correctement ma vie.
- Je le sais, mais avec les jeunes gens de ton âge... Pas de dettes ?
- Pas de dettes non plus, père.
- Ah ! Ah ! Serais-tu devenu sage par hasard ? Raconte-moi cela..."
Mis en confiance, Silvère raconta alors, par le menu, sa rencontre avec Emeline, l'amour qui était né entre eux. Il insista tout particulièrement sur l'honnêteté de cette famille méritante, sur leur caractère sérieux et travailleur.
Monsieur Derouet écoutait en fronçant les sourcils.
"Bon ! une jeune fille pleine de vertus, je veux bien. Mais où veux-tu en venir ? Tu ne comptes pas l'épouser, tout de même ?
- Si fait, père. Je l'aime..."
Le bonhomme éclata :
"Ah ! ça, c'est trop fort ! Je te croyais devenu raisonnable... Te marier ! A vingt ans, et avec une fille de rien !
- Mais...
- Non ! Laisse-moi continuer ! Tu veux décidément gâcher ta vie, et la nôtre ? Et pourquoi crois-tu qu'elle t'ait séduit ? Pour tes beaux yeux ? Cette fille veut notre argent, voilà tout ! Elle veut te plumer comme un pigeon que tu es !
- Je ne la laisserai pas insulter ! Emeline est honnête, et ignorait qui j'étais quand nous nous sommes rencontrés...
- Elle a dû se renseigner depuis, ton Emeline ! Mais admettons qu'elle soit sincère... Tu vois bien qu'elle n'a aucune éducation, c'est une ouvrière, rien de plus... Tu ne la rendrais même pas heureuse en l'introduisant dans un milieu qui ne serait pas le sien, où elle serait continuellement humiliée... As-tu pensé à cela ?
- Elle est très capable de s'adapter, de s'instruire...
- J'en doute ! La caque sent toujours le hareng ! De toutes façons, il n'en est pas question. J'avais pour toi d'autres projets, plus en rapport avec la situation qui doit être la sienne. Je ne veux pas te forcer la main pour l'instant, mais je ne donnerai jamais mon accord à une folie pareille, tiens-toi le pour dit !
- Vous ne voulez même pas la rencontrer ?
- Tu n'espères tout de même pas l'amener ici, par dessus le marché ? Aurais-tu perdu la tête ?
- En ce cas, père, ce n'est pas davantage ma place. Je m'en vais. Adieu !"
Lorsqu'il eut claqué la porte de la rue, il sentit un grand vide : cette fois, la rupture était définitive. La colère faisait place à la tristesse.
Il gardait un souvenir heureux de son enfance ; il avait été un gamin très vif, indiscipliné, très indépendant, mais il aimait profondément ses parents, son père surtout, qui avait veillé personnellement sur son éducation. C'était un homme à principes, mais sa bonté native corrigeait le plus souvent ce travers. Il s'était souvent opposé à ce qu'il appelait les "fantaisies", les "lubies" de son fils, mais généralement, après maintes disputes, il finissait par laisser faire, estimant que le jeune homme apprendrait mieux en faisant ses propres expériences ; c'est ainsi qu'il l'avait laissé quitter la maison, trouver un travail, voler de ses propres ailes, le surveillant de loin sans intervenir. Après tout, cela n'était pas mauvais pour sa formation.
Mais là, il renâclait. Silvère lui semblait trahir ses origines, sa famille, son éducation, compromettre surtout son patrimoine et son avenir en s'alliant à une jeune fille d'un milieu très inférieur. Et puis, il avait tant espéré, lorsqu'il l'avait vu fréquenter la rue du Bouquet ! La déception était cruelle ! C'était plus qu'il n'en pouvait admettre.
Déçu et troublé, le jeune homme se rendit au club, cherchant à se distraire de ses sombres pensées.
Depuis quelques mois, un thème revenait sans cesse dans les discussions : la guerre, que les Monarchies coalisées d'Europe ne manqueraient pas de vouloir faire à la France ; beaucoup pensaient qu'il serait de l'honneur même de la Révolution de la déclarer la première. Quel beau projet, après s'être soi-même délivré des liens odieux de la tyrannie, d'en libérer tous les peuples frères ! Alors, le beau nom d'Europe prendrait tout son sens, la paix règnerait enfin sur tout le continent, et c'en serait fini à jamais des Rois, des Empereurs, de tous les Aristocrates !
Silvère, qui se souvenait de la "boucherie héroïque" de Voltaire, goûtait assez peu ce genre de discours. Assurément, sa grande jeunesse le faisait frémir devant l'éclat des uniformes et des parades militaires ; l'injustice le révoltait au point de souhaiter vivement casser la tête à tous les ennemis de la Révolution. Mais en même temps, il songeait à combien de malheurs, de ruines, de souffrances avaient conduit toutes les guerres d'Ancien Régime... et il détestait tout ce qui force les hommes à marcher au pas.
Il aperçut Thibaut non loin de lui, et vint le rejoindre.
"- Tu n'as pas l'air bien en forme ? lui demanda celui-ci.
- Emeline... Je viens d'en parler à mon père. Il ne veut même pas la rencontrer !
- Chut ! Chut ! fit une voix furieuse. Ecoutez donc l'orateur !
- Dehors les perturbateurs", cria quelqu'un, plus loin.
Haussant les épaules, les deux amis sortirent.
- Explique-moi tout cela, fit Thibaut, en lui mettant la main sur l'épaule.
Silvère lui raconta l'entrevue du matin, sa discussion houleuse avec son père.
- Et que comptes-tu faire ? Vas-tu te soumettre ?
- Jamais ! Plutôt mourir ! J'aime Emeline, je veux l'épouser coûte que coûte !
- Ton père va te déshériter...
- Cela m'est bien égal ! Je gagne ma vie. Nous pouvons nous en sortir... Non, ce qui me fait peur, vois-tu, c'est la réaction d'Emeline. Elle va être terriblement déçue, humiliée...
- Prépare-la doucement, porte-lui un petit cadeau...
- Ce serait encore pire ! Non, je vais lui parler franchement. Elle comprendra ainsi à quel point je l'aime !"
La réaction de la jeune fille ne fut pas du tout celle qu'il attendait. Loin d'être satisfaite du grand sacrifice qu'il lui faisait, elle ne considéra que le refus de la famille Derouet. Ce fut d'abord un torrent de larmes, puis une longue bouderie. Silencieuse, la tête dans les mains, elle ne répondait plus que par des gémissements. Silvère avait tenté de lui faire comprendre qu'il valait mieux attendre, laisser le père Derouet s'habituer à l'idée ; en vain. Elle répondait à tout par des signes de dénégation et des sanglots. Malheureux, humilié, Silvère ne savait que faire.
Soudain, la jeune fille s'empara d'un couteau qui traînait là :
"Tiens, cria-t-elle, je ferais mieux de disparaître tout de suite, je veux mourir, laisse-moi..."
Epouvanté, Silvère se jeta sur elle, parvint à lui arracher l'instrument ; elle se calma lentement, dans ses bras, secouée de temps en temps de sanglots. Silvère la berçait comme une petite fille ; il finit par lui promettre de la demander en mariage, malgré l'opposition de son père :
"- Si tu veux, dès demain, je ferai ma demande à ta mère !
- Non, ce n'est pas la peine, je ne veux plus... Mais jure-moi que tu m'aimes encore, que tu m'aimeras toujours !"
Silvère passa les fêtes de Noël et du premier de l'an avec Emeline et sa mère. Celle-ci accueillait l'amant de sa fille en toute simplicité, comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle du monde. Il subvenait aux besoins du ménage, aidait la vieille femme. Il ne fut plus question de mariage.