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Le blog d Artemisia L
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Sylvère Derouet, I, Les temps nouveaux. Chapitre V

Sylvère Derouet, I, Les temps nouveaux. Chapitre V

 

CHAPITRE V. Emeline

 

Le 6 janvier 1792, toute la Société d'Outre-Pont se réunit dans le cimetière Sainte-Croix pour une cérémonie de purification qui n'était pas sans évoquer les auto-da-fe de la défunte Inquisition. Il s'agissait encore du malheureux Journal Général du Chevalier de Monhoudou.

L'année précédente, de sévères avertissements avaient été adressés aux rédacteurs ; l'un d'eux, Charles Monnoyer, avait même été quasiment exclu du club des Minimes ; mais, non sans courage, il avait refusé d'abandonner son ami, et le Journal avait continué de paraître, bon an mal an.

Il fallait en finir.

Il y eut d'abord quelques beaux discours, fort enflammés, qui dénoncèrent avec plus ou moins d'éloquence, le "modérantisme", le "feuillantisme", et quelques autres noms en " isme" (on inventa même "aristocratisme" pour l'occasion) de cette misérable feuille de chou. On s'en prit aux personnes de Monhoudou, "misérable aventurier et ci-devant, agent de l'étranger", et de Monnoyer, "traître à la Révolution".

Puis le président, avec une grande solennité, déploya sous les huées un exemplaire du journal incriminé. On le bouchonna avec indignation, puis on le jeta à terre. D'autres membres du club en avaient apporté : on les disposa de façon à faire un petit tas, auquel on mit le feu à grands renforts de cris et d'applaudissements. Et l'on se mit à faire une ronde autour du bûcher improvisé, qui d'ailleurs se consuma très vite.

"Que disparaissent ainsi les ennemis de la Révolution !" cria-t-on de toutes parts.

Peu de jours après, on apprit que le Journal Général cessait définitivement de paraître, et que Monhoudou était parti pour l'Irlande.

Silvère avait d'abord partagé la liesse générale ; mais à la réflexion, quelque chose le gênait. Assurément, c'était une voix un peu discordante qui s'était tue ; mais n'était-ce pas aussi une première atteinte, décisive, à un principe fondamental de la Révolution, inscrit dans la Déclaration des Droits de l'Homme, celui de la liberté d'expression ? N'était-ce pas le prélude à d'autres interdictions, à d'autres censures, qui finiraient par étouffer cette Liberté si souvent proclamée, et si difficilement obtenue ?

Il fit part de ses inquiétudes à Joachim, un jour que celui-ci était venu lui rendre visite.

"– Quel idéaliste tu fais ! rétorqua-t-il. Bien sûr qu'il faut défendre la liberté d'expression, mais cela serait bien beau si les forces étaient égales ! Or, ce n'est pas le cas. Les ennemis de la Révolution sont partout, ils ont l'argent des Emigrés, ils mettent la France en danger ; et tu voudrais qu'on les laisse parler ! Tu voudrais qu'on laisse les Réfractaires répandre librement leurs horreurs et leurs mensonges, tromper le peuple et détruire tout ce qui a été construit !

– Pourtant, les principes...

– Je suis d'accord avec toi sur les principes, mais il faut comprendre que nous ne sommes pas dans une situation ordinaire ! Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser mettre la Révolution en danger ! Plus tard, oui, quand nous aurons triomphé, quand les ennemis seront anéantis...

– Mais ne risque-t-on pas d'arriver, ainsi, à une autre forme de tyrannie ?

– Peut-être que ce sera nécessaire, temporairement. Mais l'établissement de la Liberté et de la Paix universelles valent la peine, tu ne crois pas ?

– Si, naturellement. Mais je crains que la censure, une fois instaurée, ne perdure bien au-delà du nécessaire...

– Holà, camarade ! Douterais-tu des intentions de notre Gouvernement ?

– Non, certes ! Mais je crains la faiblesse humaine, voilà tout ! Une fois installée cette "tyrannie populaire", peux-tu être sûr, absolument sûr de pouvoir ensuite en venir à bout ? C'est tellement plus facile de gouverner par la force, d'éliminer toute forme d'opposition..."

Joachim le regardait sans comprendre : pour lui, il était évident qu'une fois le gouvernement populaire instauré, et les ennemis de la Révolution détruits, une parfaite démocratie s'installerait d'elle-même. Les doutes de Silvère n'étaient pas loin de lui sembler sacrilèges. Dans ces moments-là, il se souvenait volontiers que son ami était fils d'un riche bourgeois, et pour un peu il lui aurait dénié tout véritable sentiment révolutionnaire. Il prit congé, assez mécontent.

Dès qu'il eut refermé la porte, Emeline poussa un gros soupir de soulagement :

"– Ce que vous pouvez être ennuyeux, avec votre Révolution ! Ces discussions qui n'en finissent pas ! A quoi bon, donc, tout cela !"

Silvère la regarda, surpris et peiné :

"– Cela ne t'intéresse pas ?

– Guère ! Qu'est-ce que j'en ai à faire, moi, de votre politique ? Qu'est-ce que ça a changé pour moi ? Le pain est encore plus cher qu'avant, le travail plus difficile à trouver, et à présent, on me paye avec vos espèces d'assignats qui ne valent pas grand-chose. Et en plus, vous ne parlez que de cela, avec de grands mots bien ridicules, vous coupez les cheveux en quatre, et vous me gâchez toutes mes soirées ! Est-ce que ce ne serait pas mieux d'aller, tous ensemble, à la promenade aux sapins le dimanche, bien s'amuser, bien rire, et ne plus penser à toutes ces fariboles ?"

Elle était charmante, dans son indignation. Le front buté, le nez mutin, les lèvres pincées, elle lui semblait encore plus attirante ; mais il devait s'avouer qu'elle était bête à pleurer. La promenade aux sapins, quand le monde entier commençait une ère nouvelle, quand l'Histoire se construisait sous leurs yeux !...

Vers la fin du mois de janvier, elle rentra un jour toute atterrée du marché :

"– On se bat ! On se bat place des Halles ! Il y a des brigands qui veulent empêcher des chariots de grains de partir !"

Il se leva pour y aller, elle le retint avec des cris hystériques, en s'agrippant à lui :

"– N'y vas pas, ils vont te tuer, qu'est-ce que je deviendrais sans toi ? Si tu m'aimes, n'y vas pas !"

Et comme, agacé de cet enfantillage, il voulait se diriger vers la porte, elle poussa un hurlement aigu, se jeta sur un couteau qui traînait sur la table, et essaya de s'entailler les poignets :

"Tu ne m'aimes plus ! tu veux m'abandonner ! Oh ! Je n'ai plus qu'à mourir !"

Il lui arracha le couteau des mains, et, hors de lui, la gifla à toute volée.

"– Ne recommence jamais ça, siffla-t-il entre ces dents. Tu entends ? Plus jamais ce chantage !"

Et il sortit en claquant la porte, éprouvant un besoin impérieux de prendre l'air.

Quand il revint, quelques minutes après, elle pleurait doucement en s'entortillant le poignet d'un pansement. Elle lui demanda pardon d'un air humble qui fit aussitôt tomber sa rancœur. Il l'aida à éponger la blessure – à dire vrai, une très légère égratignure -, la berça et l'apaisa.

"– Je ne recommencerai plus, je te le jure. Mais toi, promets-moi de ne jamais mettre ta vie en danger...

– Promis !

– Tu comprends, s'il t'arrivait quelque chose, je serais seule au monde, et qu'est-ce que je deviendrais ?"

Silvère eut un instant le soupçon qu'elle songeait encore au mariage. Mais elle dissipa ses doutes par mille caresses et autant de baisers.

 

Au début du mois de février, la Société des Amis de la Constitution et celle d'Outre-Pont, qui avaient enfin réalisé leur fusion, décidèrent d'emménager dans l'église Saint-Hilaire, qui se trouvait dans le quartier des Tanneurs, sur la rive gauche de la Sarthe, dans un quartier populaire, mais à mi-chemin entre l'église des Minimes et celle de Saint-Victeur.

Il fallut à nouveau transporter les archives, les registres, et une partie de la décoration : Silvère participa au déménagement. Il put constater, à cette occasion, que si la Fraternelle au grand complet rejoignait la nouvelle société, il s'en fallait de beaucoup que l'ensemble des membres des Minimes aient fait la même démarche ; il reconnut facilement les plus avancés de ses anciens compagnons, et parmi eux Levasseur, et Philippeaux ; mais beaucoup manquaient à l'appel.

En entrant chez lui, il crut apercevoir une silhouette qui s'éclipsait précipitamment ; il se demanda qui cela pouvait être. Quelqu'un venu voir l'un de ses voisins ?

Il posa incidemment la question à Emeline, et eut la curieuse impression que celle-ci cachait quelque embarras. Peu jaloux de nature, très vite il n'y pensa plus.

 

Souvent, au sortir du travail, Silvère aimait se promener à travers les rues du Mans, seul la plupart du temps, ou bien avec des amis. La ville devenait un immense chantier. Partout l'on détruisait des églises devenues inutiles ; successivement celles des Cordeliers, de Saint-Nicolas, de Saint-Pavin de la Cité, de Saint-Jean étaient tombées sous la pioche des démolisseurs. C'était peut-être dommage d'un strict point de vue architectural, mais l'on avait récupéré aussi les immenses clos qui entouraient les couvents ; et bientôt, sur ces terrains nivelés, croîtraient de nouveaux quartiers, plus amples, plus spacieux, percés de routes praticables, à l'inverse de ces abominables ruelles qui faisaient de la sortie du Mans une redoutable épreuve. La physionomie de la ville changeait, devenait plus moderne. On allait commencer la démolition du couvent des Minimes, place des Halles : peu à peu, le vrai centre se déplaçait, du tortueux et sombre vieux Mans, vers cette place plus claire. D'ici peu, sans doute, on reconstruirait les vieilles halles de bois qui menaçaient ruine.

Silvère et Emeline aimaient ces transformations ; la progression des travaux excitait leur curiosité. On avait découvert, récemment, des ruines romaines dans l'ancien enclos des Jacobins ; cela alimentait bien des conversations. Pourtant Emeline manifestait quelque réticence devant la destruction des églises :

"-Je ne pourrais jamais habiter dans un endroit pareil", disait-elle.

Silvère lui montra un jour un bout de terrain vague qui s'étendait près de Notre-Dame du Pré. C'était un très ancien cimetière, depuis longtemps désaffecté, et sur lequel on se proposait d'édifier des maisons.

"– Quelle horreur, s'exclama-t-elle. J'aurais l'impression de marcher sur les morts !"

 

L'imprimerie Pivron, où il travaillait, connaissait un regain d'activité. On venait en effet de lancer le Courrier Patriote, rédigé par des professeurs du collège des Oratoriens parmi lesquels Silvère eut le plaisir de retrouver Louis-Florent du Sallet, qui lui avait enseigné la philosophie.

Ce journal était démocrate, très ancré à gauche, et proche de la Société populaire : Silvère y retrouvait ses idées.

L'imprimerie bruissait alors, plus encore que de coutume, de discussions et de commentaires. Tout ce que la Municipalité ou le département faisaient imprimer ici, chaque article du journal, chaque affiche, était joyeusement disséqué, analysé, commenté. Silvère aimait de plus en plus cette atmosphère fiévreuse et gaie, où l'intelligence trouvait son aliment, où les remarques les plus judicieuses croisaient les lazzis les plus spirituels... Il aimait le bruit des presses, l'odeur de l'encre et celle de la colle... Il aimait surtout l'atmosphère joyeuse qui régnait dans les ateliers.

En revanche, il s'ennuyait chez lui. Emeline était charmante, mais il devait reconnaître qu'elle ne s'intéressait pas à grand chose. Les grandes transformations politiques la laissaient de marbre ; le monde des idées la dépassait totalement. La littérature, l'Art ne lui semblaient que de vains passe-temps pour occuper les fils de bourgeois ou de nobles ; elle était d'une ignorance crasse, et jugeait tout avec ce gros bon sens terre à terre dont elle était si fière.

"Je ne vis pas dans les nuages, moi. J'ai l'esprit pratique. Je n'ai pas beaucoup d'instruction, mais avec ma petite jugeotte, j'en sais bien autant que tous ces beaux Messieurs qui se prétendent savants", aimait-elle à répéter, singeant sans le savoir le pauvre Sganarelle.

Parfois, Silvère n'en pouvait plus d'exaspération. La médiocrité le blessait et l'humiliait. Il n'osait plus faire monter ses amis du club ou de l'imprimerie chez lui, de crainte qu'elle ne sorte une de ses navrantes formules péremptoires comme des proverbes, et creuses comme eux.

Une chose surtout semblait susciter son indignation, à moins que ce ne fut quelque crainte superstitieuse : c'était la Constitution civile du clergé. Silvère avait beau lui expliquer le sens du serment imposé aux prêtres, le rôle néfaste et même dangereux des réfractaires qui prêchaient contre la Révolution, elle prenait son petit air têtu, et répétait : "tout de même, ces prêtres nommés par le gouvernement, ce ne sont pas de vrais prêtres ! J'aimais mieux nos anciens curés !" ce qui avait le don de le mettre hors de lui.

Et pourtant, elle était ravissante, adorable. Il ne se lassait pas de la regarder s'affairer chez lui comme une petite fourmi courageuse, de l'écouter chantonner en cousant quelque robe – elle avait cessé tout travail auprès de sa mère, mais se faisait sa propre garde-robe – ou s'essayer à quelque succulente recette.

Elle l'aimait avec une sorte de passion animale, qui la rendait d'une jalousie féroce. Elle voulait le garder tout à elle, et haïssait tout ce qu'elle ne pouvait partager avec lui. A peine saisissait-il un livre ou un journal qu'elle le lui arrachait des mains :

"– Aime-moi donc plutôt, grand bêta, et laisse tomber ces billevesées !"

Vers la fin du mois de mars, il s'était attardé au club un peu plus longtemps que d'habitude : il y avait eu en effet toute une petite cérémonie ; un enfant de sept ans avait récité, en annonant un peu, un long discours patriotique ; ce fut bien ennuyeux et bien touchant ! Après quoi l'on distribua des cocardes à six femmes qui avaient fait le serment, dans une séance précédente, de ne pas survivre un instant à la liberté. Ces citoyennes avaient offert à la Société un bonnet rouge que l'on se passa de main en main, ou plutôt de chef en chef, jusqu'à ce qu'il atterrisse sur le buste de Mirabeau, où il parut d'ailleurs quelque peu incongru. On chanta le Ça Ira et d'autres hymnes patriotiques.

Lorsqu'il rentra chez lui, Silvère trouva Emeline en larmes.

"– Où étais-tu donc ? Ah ! Tu me trompes, je suis sûre que tu me trompes... tu commences déjà à m'abandonner...

– Y songes-tu ? j'étais au club, tout simplement. Pourquoi n'y viens-tu jamais, maintenant que les dames y sont admises ?

– Mais qu'irais-je donc y faire ? tout ce que je vois, moi, c'est que ta Révolution, qui n'a rien fait de bien, en plus te sépare de moi. Tu ne penses qu'à cela, tu ne vois que cela... Tu travailles toute la journée, et au lieu de rentrer ici, où je t'ai attendu tout le jour, tu vas encore là-bas...

– Emeline, c'est important, te rends-tu compte du moment que nous sommes en train de vivre ?

– Nous gaspillons toute notre jeunesse pour des choses qui n'en valent pas la peine !

– Qui n'en valent pas la peine ? La liberté ? l'égalité entre les hommes ?

– Je m'en fiche de l'égalité ! Tout ce que je demande, moi, c'est de vivre un peu en paix avec toi. Peux-tu comprendre cela ? J'en ai assez de te voir jouer les Sans-culottes ! De toutes façons tu n'en seras jamais un vrai. Je n'en peux plus, tu entends, gémit-elle en se tordant les bras. Je n'en peux plus d'être toute seule !"

Elle pleurait si pitoyablement, avec un tel air d'enfance que la colère de Silvère tomba. Il la prit dans ses bras, la berça, la calma. Ils s'aimèrent ce soir-là plus ardemment que jamais, et Silvère renonça pratiquement à fréquenter le club.

 

Un soir, en sortant de l'imprimerie, il rencontra son ami Thibaut.

"– Mais que se passe-t-il, lui dit celui-ci en lui donnant l'accolade. On ne te voit plus ?

– Non, fit Silvère embarrassé. Emeline est fatiguée en ce moment, je la quitte le moins possible... Mais raconte-moi les derniers potins..."

Ils allèrent prendre un verre de vin dans un estaminet place des Halles.

"– Oh, fit Thibaut, les choses commencent à aller mal... Les réfractaires enfermés à la Mission# continuent à s'agiter. Certains voudraient les faire partir, les déporter en Espagne ou je ne sais où. Mais tout le monde n'est pas encore décidé...

– Ce serait bien dangereux, non ? Déjà l'affaire du serment nous a aliéné pas mal de bons catholiques...

– Certes ! Mais on ne peut guère les laisser prêcher la contre-révolution et faire le jeu de nos ennemis ! Oh ! A propos d'ennemis... Tu ne sais pas les dernières nouvelles ?

– Non, tu vas me les apprendre !

– Figure-toi que la Société a reçu, au début du mois, une lettre anonyme...

– Une lettre anonyme ? Qui a pu faire une chose pareille ?

– Attends ! cette lettre, c'était un vrai libelle, et pas piqué des vers ! Elle dénonçait un complot contre les "bonnets rouges", qui allait faire capoter le budget patriote et "exterminer les clubistes !" Rien que ça !

– Et on ne soupçonne pas qui...

– Mais attends donc ! Quelques jours plus tard, un certain Le Page...

– Le greffier de la Municipalité ? Je le connais, mon père a eu jadis affaire avec lui...

– Lui-même ! Il s'avance à la tribune, commence à dire : "J'ai une révélation grave à vous faire, j'ai reconnu l'écriture de la lettre, c'est mon métier de reconnaître les écritures..." Et de se lancer dans tout un discours visant à se faire passer pour un véritable expert en la matière.

– Et ...?

– Hé bien, tu ne devineras jamais quel nom il sort de son chapeau. Philippeaux !

– Hein ? Philippeaux ? L'avocat ? L'ancien président de la Société ?

– Lui-même ! Non, mais tu imagines Philippeaux envoyant des lettres anonymes ! Alors qu'il lui suffit, s'il a quelque chose à dire, de monter sur la tribune et de s'exprimer, et que tout le monde l'écoutera !

– Mais il n'a rien dit ?

– Et pour cause, il n'était pas là. Mais le gars Le Page, il s'accrochait à son idée, sûr ! Fier de lui comme un dindon !

– Et la suite de l'affaire ?

– Hé bien Philippeaux, quand il l'a appris, il n'a pas pris la chose en plaisanterie. Il fait mener une enquête sur Le Page, et il va essayer de le faire radier... Bien sûr il n'a eu aucun mal à se disculper, mais tout de même, quelle histoire ! On ne cause que de cela aujourd'hui. Mais tu vis donc en ermite, pour ne pas en avoir entendu parler ?

– Je te l'ai dit, Emeline me cause des soucis. Elle est très nerveuse en ce moment, je n'ai même plus la tête à mon travail...

– Pauvre vieux... Et dire que tu n'es même pas marié !"

Et Thibaut s'en alla en riant, laissant son ami un peu amer.

Peu de jours après, – c'était vers la fin du mois d'avril –, un énorme coup de tonnerre ébranla le ciel, pourtant fort peu serein, de ce printemps morose : la guerre venait d'être déclarée.

Oh ! Ce n'était pas vraiment une surprise : tout le monde l'attendait plus ou moins, et même la désirait ardemment. Les uns, parce qu'ils y voyaient l'occasion de belles parades, de grands coups d'épée et de canon, et l'occasion rêvée d'infliger une sévère humiliation à tous les ennemis de la France, les Rois coalisés, les Emigrés, les prêtres. Les autres, plus utopistes, ou plus visionnaires peut-être, voyaient déjà une Europe pacifiée, unie dans un même élan démocratique et républicain, flambeau d'une nouvelle ère. D'autres encore, plus pragmatiques, pensaient simplement que cela serait un excellent moyen de détourner l'attention du Peuple, qui commençait à gronder dangereusement, de ses éternels problèmes de cherté du pain et de rareté de la subsistance.

Mais c'était aussi une affreuse menace : toute l'Europe coalisée ! La flotte anglaise, la terrible puissance des Empires d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie...

Silvère, quant à lui, se sentait une envie furieuse de répondre à l'appel de la patrie en péril, de s'inscrire comme volontaire, d'aller voir du pays, de savoir, au moins une fois dans sa vie, s'il aurait le courage d'affronter le danger, s'il serait digne de la bonne opinion qu'il pouvait avoir de lui-même...

"La plus grande horreur qui puisse m'arriver, songeait-il , ce serait de découvrir que je suis lâche !"

Il se voyait déjà en uniforme de volontaire, portant en tête du régiment le drapeau tricolore...Il s'imaginait déjà traversant des pays inconnus, passant d'énormes fleuves, des montagnes...

Emeline l'attendait dans la rue, à la sortie de chez Pivron.

Elle se planta sans attendre devant lui.

"– Silvère, lui dit-elle avec une gravité inhabituelle, j'ai une nouvelle à t'apprendre.

– Tu veux parler de la déclaration de guerre ? Je sais ! dit-il en souriant. Mais ne t'inquiète pas...

– Non. Quelque chose de plus intime, et qui nous concerne tous deux. Je suis enceinte".

La foudre tombant sur lui ne l'aurait pas autant atterré. Il resta pantelant, les bras ballants, essayant de percevoir, le cerveau engourdi, ce que signifiaient, concrètement, ces mots : je vais avoir un enfant. Puis une immense révolte le saisit :

"– Tu mens ! C'est un stratagème pour me retenir, parce que tu sais que c'est la guerre, que je devrais partir...

– Non. regarde-moi ! Tu vois bien que je dis la vérité ! Tu n'as donc pas remarqué que j'ai souvent des nausées le matin, que je suis fatiguée, que j'ai un peu grossi ?"

Il dut en convenir. En l'observant, il remarqua qu'elle avait le teint brouillé, avec des taches brunâtres sur le front.

Ils rentrèrent dans leur mansarde sans se parler, comme assommés par la gravité de l'événement. En montant l'escalier, il vit qu'elle peinait un peu ; il lui prit affectueusement le bras pour la soutenir. Elle lui sourit, avec une sorte de timidité qu'il ne lui connaissait pas.

"– Oui, fit-elle humblement. Je sais bien que les hommes pensent toujours qu'une femme comme moi tombe enceinte pour les piéger. Je peux te jurer que ce n'est pas le cas. Je n'ai pas voulu cela. Mais maintenant, c'est là, et...

– Oui, je sais. N'aie pas peur, je ne vais pas t'abandonner. A présent, nous devons nous marier. J'ai vingt et un ans, je n'ai plus besoin de l'autorisation de mon père. Veux-tu m'épouser ?"

Elle bondit, folle de joie :

" Oh ! Mon chéri ! Je le savais ! Je le savais !" Ce qui l'agaça un peu.

 

Les semaines qui suivirent furent toutes occupées aux préparatifs du mariage. Silvère voulait inviter à l'auberge tous ses amis de l'imprimerie et du club ; Emeline, elle, voulait convier ses anciennes connaissances. Il fallait aussi prévenir la Municipalité – les mariages devaient désormais être déclarés civilement pour être valables. Il fallut aussi prévoir le passage à l'église. Silvère, qui ne croyait guère, s'en serait volontiers passé, mais Emeline se récria violemment. Il y eut aussi une virulente discussion, elle souhaitant un curé insermenté, lui voulant à tout prix un prêtre constitutionnel. Elle finit par céder, mi par désir de lui plaire, mi parce que la chose était parfaitement impraticable, les réfractaires étant désormais assignés à résidence à la Mission, et interdits de culte !

Le mariage eut lieu le dix-sept juin, par une magnifique après-midi de printemps. Dès la veille au soir, Silvère avait soupé en compagnie de ses amis du Collège des Oratoriens, ses camarades du club et de l'imprimerie. Cela avait été une joyeuse soirée, pleine de lazzis et de rires, d'où il était rentré très gai, un peu éméché. Emeline n'était pas là : elle était repartie chez sa mère depuis plusieurs jours, voulant respecter toutes les coutumes : ainsi, le marié ne devait pas apercevoir la robe blanche avant le jour des noces.– Cela devenait à la mode de se marier en blanc, et elle y tenait. elle disait que se marier dans des robes multicolores, comme autrefois, cela sentait la campagne !

Le cortège se rendit d'abord à la Maison Commune, sur l'ancienne place Saint-Pierre, que l'on commençait à rebaptiser Place de la Liberté. Là, les deux époux, accompagnés de leurs témoins, déclarèrent vouloir se marier au nom de la Patrie. L'adjoint au Maire fit un beau discours ; Emeline, un peu pâle sous son voile, souriait ; sa vieille maman, très émue, essuyait une larme. Puis l'on se rendit, tous ensemble, autour de l'arbre de la Liberté, que l'on venait de planter sur la place. Tout le monde fit une farandole autour de l'arbre, tout enrubanné de tricolore, tandis que les deux jeunes gens échangeaient leurs anneaux, et un baiser. On applaudit, puis le cortège se disloqua.

On avait rendez-vous dans une auberge de campagne, sur la route de Pontlieue.

Silvère avait bien fait les choses, entamant résolument le petit pécule qu'il s'était constitué par son travail, et qu'il destinait à tout autre chose. La salle, immense et basse, était toute entière occupée par une énorme table toute recouverte de victuailles. Ce n'étaient que pâtés, charcutailles, chapons rôtis, gigots. A chaque bout, deux gigantesques plats de légumes. Chaque angle de la salle était occupé par une grosse barrique de vin, auxquelles des servantes venaient continuellement remplir des pichets. On poussa un "Oh !" d'émerveillement, il y eut une seconde de flottement. Mais la gourmandise l'emporta bientôt, chacun s'asseyant avec de gros rires satisfaits.

Deux ou trois heures plus tard, cela ressemblait à un champ de bataille. Les plats vides s'entassaient, la grosse nappe de toile blanche était toute tâchée du vin des pichets renversés. Les conversations avaient cessé ; chacun, engourdi d'aise, ne lâchait plus que quelques plaisanteries grivoises. La mère d'Emeline, que l'on avait vu dodeliner, ronflait maintenant tout à fait, affalée sur sa chaise. Joachim, les yeux un peu vitreux, souriait dans le vague et en oubliait de se moquer.

Ce fut alors que l'on apporta le gâteau de mariage. C'était un édifice compliqué, de confiserie de toutes les couleurs, qui voulait représenter une basilique romaine ou grecque, ou du moins l'idée que s'en faisait l'artiste pâtissier. Cela avait des colonnes, des frontons, des arabesques, avec au sommet une cocarde en sucre dont le bleu avait un peu viré au vert.

Tout le monde poussa des exclamations. Silvère, bien embarrassé, se demandait comment couper ce monstre en évitant que tout s'écroule ; surtout qu'Emeline, qui avait mal au cœur, était sortie précipitamment et le laissait se débrouiller seul... Ce fut sa mère, réveillée brusquement, qui sauva la situation, et avec une autorité et une maîtrise inattendues, attaqua le monument et en distribua à chacun un part scrupuleusement égale.

Puis, rendu à la vie par cet intermède, chacun parut s'animer de nouveau. Des plaisanteries grivoises fusèrent ici et là. On poussa l'énorme table contre un mur, on enleva les bancs, et, quelqu'un ayant sorti d'on ne sait où un violon nasillard, on se mit à danser.

Emeline et Silvère ouvrirent le bal, puis, comme la foule se pressait dans le court espace ainsi dégagé, la jeune femme se cramponna au bras de son mari.

"– Je n'en puis plus, je meurs de fatigue ! Si nous partions ?"

Et ils s'éclipsèrent doucement.

 

Les jours qui suivirent furent charmants. Emeline, toute joyeuse d'être devenue une femme mariée, c'est à dire à ses yeux, respectable, chantait toute la journée et semblait avoir oublié les petits malaises de sa grossesse.

Sur ces entrefaites survint la fête du 14 juillet. Le début du mois avait été effroyablement pluvieux. Toutes les rivières avaient débordé ; beaucoup de récoltes étaient perdues. On déplorait même trois morts : un messager de la Ferté-Bernard, qui avait voulu passer par le pont d'Yvré-l'Evêque, s'était noyé dans l'Huisne avec ses deux passagers. Pourtant, ce jour-là, la pluie s'était enfin arrêtée, un soleil timide perçait à travers les nuages.

Le cortège habituel partit de la place des Halles en direction du bourg de Pontlieue, précédé du drapeau de la Fédération de 1790 et de la bannière du Département ; les Autorités, en grand apparat, entouraient un brancard, sur lequel on avait posé le livre de la Constitution. Derrière venaient les bustes de Voltaire, Mirabeau, Simoneau et Gouvion. La garde nationale fermait la marche.

"– Curieux, se dit Silvère : tout le monde honore Voltaire, et l'on oublie Rousseau... Pourtant le Discours sur l'Origine de l'Inégalité et le Contrat Social sont autrement révolutionnaires que les Lettres Anglaises... Trop, peut-être ?"

On arriva dans une grande prairie, peu avant Pontlieue, où l'on avait dressé une tribune. Il y eut d'abord les discours habituels du Maire, du président du District, du Conseil Général, du club ; puis l'on vit s'avancer un très vieux couple : l'homme s'appuyait sur une canne, tandis que la femme était soutenue par l'un de ses fils. Toute la famille suivait, en cortège.

"– Ce sont des gens de Saint-Pavin des champs, expliqua quelqu'un. Ils viennent fêter civilement leurs cinquante ans de mariage.

– Cinquante ans, s'exclama Emeline, tu te rends compte, cinquante ans ! Ils se sont mariés en 1742 ! Sous Louis XV !..."

Et elle commença à se livrer à des calculs compliqués, en se mordant joliment les lèvres.

"Dans cinquante ans... Nous aurons changé de siècle ! Combien aurons-nous eu d'enfants ? Comment vivrons-nous ? Est-ce que nous nous aimerons toujours ?

– Dans cinquante ans, dit un voisin qui les avait entendus, toute l'Europe, et même l'Amérique seront libres !

– Acceptons-en l'augure, rétorqua Silvère."

Après cette cérémonie, et alors que la foule s'apprêtait à se disperser, le président du Département monta à la tribune et demanda le silence.

"Mes amis, dit-il, j'ai une grave nouvelle à vous apprendre. Vous le savez, les puissances coalisées nous ont déclaré la guerre. Ce matin, je viens de le savoir, l'Assemblée législative a déclaré la Patrie en Danger..."

Il y eut un immense frémissement, un silence gros d'orage, puis des cris fusèrent : "La Liberté ou la Mort ! Tous aux frontières !"

On décida immédiatement d'installer, sur place, un bureau pour l'inscription des volontaires, et les jeunes gens présents commencèrent à faire la queue. Silvère ne dit rien, mordu au cœur par un violent regret.

"Me voilà marié, soutien de famille. Je ne peux pas partir" se dit-il avec désespoir. Emeline, qui s'était fait la même réflexion, éprouvait, elle, un soulagement immense. Depuis longtemps elle redoutait le départ de Silvère, elle s'imaginait l'horrible attente des nouvelles, la peur constante qu'il ne soit blessé ou tué, l'interminable douleur de l'absence... Elle ne se sentait pas le courage d'affronter cela. Et puis, sa grossesse l'effrayait un peu, elle vivait avec une surprise apeurée les transformations de son corps. Il y avait si peu de temps encore, elle n'était qu'une enfant, et elle allait à son tour donner la vie, élever un bébé... Et puis, la perspective de l'accouchement la remplissait de terreur. Tant de femmes en mouraient ! Elle n'aurait pas supporté de devoir affronter cela sans la présence rassurante de Silvère.

 

Faute de pouvoir se battre aux frontières, Silvère rejoignit plus souvent le club. Celui-ci était en ébullition : à peine l'affaire de la lettre anonyme avait-elle été éclaircie (encore qu'on ne s–t jamais qui en était l'auteur), que l'avocat Philippeaux se trouva encore une fois mis sur la sellette. Cette fois, l'affaire était beaucoup plus grave :

Philippeaux avait en effet, en février – en même temps que naissait le Courrier Patriote – lancé son propre journal, le Défenseur de la Vérité. Et dans son numéro du 5 juillet, il avait osé dresser un véritable réquisitoire contre le Roi, dénonçant les manœuvres de la cour, la collusion du Roi avec les Emigrés, et avec les insermentés qui fomentaient la guerre civile... "Nos malheurs, écrivait-il, n'existeraient pas si le pouvoir exécutif, par une conduite loyale, eût voulu faire marcher la constitution et captiver la confiance publique."1 Monsieur de Joly, ministre de la Justice, voulut immédiatement faire arrêter l'auteur, et le 25 juillet, on lui signifia qu'il était en état d'arrestation.

Cette injustice enflamma d'indignation toute la ville : chacun connaissait Philippeaux, avocat célèbre, membre de la première heure de la société populaire, dont il avait été un temps le président, et pour l'heure juge au tribunal de district. Au reste, c'était un homme très populaire : chacun appréciait son éloquence, son énergie, mais aussi son honnêteté et sa dignité. On décida donc à l'unanimité de dénoncer Monsieur de Joly "pour avoir voulu renverser la constitution en entravant la liberté de la presse."

Dès le lendemain, Monsieur Juteau du Houx, accusateur public, reçut la dénonciation ministérielle des mains du commissaire du Roi. Il en fut extrêmement embarrassé ; non qu'il nourrît une sympathie particulière à l'égard de Philippeaux – celui-ci ne manquait jamais de lui reprocher son formidable enrichissement sur les achats de biens nationaux – mais il le savait populaire, et donc dangereux. Il s'empressa donc de remettre l'affaire à un certain Faribault du Bourg, juge de paix dans la paroisse Saint-Julien, qu'habitait Philippeaux.

Celui-ci comparut le 27 juillet ; il reconnut sans difficulté avoir rédigé l'article incriminé. "Mais si je suis pour cela considéré comme diffamateur, alors la plupart des membres de l'Assemblée nationale le sont aussi, et les trois quarts des Français !" Puis il demanda acte de sa comparution afin de solliciter de l'Assemblée l'autorisation de poursuivre le ministre devant les tribunaux, pour atteinte à l'article dix de la Déclaration des Droits de l'Homme.

Trop heureux d'être quitte à si bon compte, Faribault acquiesça à cette demande, et renvoya les parties à se pourvoir par la voie civile.

Aussitôt, Philippeaux se rendit à la Société Populaire, où, sous les acclamations, il lut le numéro de son journal qui lui avait valu ses poursuites, ainsi que ses déclarations devant le juge ; et dans un élan unanime, la Société décida de faire cause commune avec lui.

 

Quelques jours plus tard, arriva au Mans la première guillotine, demandée au Ministère de l'Intérieur pour l'exécution d'un certain Julien Rouillard, convaincu d'avoir fabriqué de faux assignats. Emeline voulut à tout prix la voir, et Silvère l'y conduisit d'assez mauvais gré. Il y avait là tout un concours de monde attiré par la curiosité.

C'était un énorme instrument, formé de deux montants de bois supportant une pièce coulissante, retenue en l'air par des cordes ; sous cette pièce brillait le couteau, très acéré, d'un éclat sinistre. Au pied de l'appareil, une planche inclinée sur laquelle on allongeait le condamné, qui devait introduire sa tête dans une sorte de lunette, juste sous le couteau. Le bourreau n'avait plus alors qu'à dénouer les cordes, la lame tombait sur la nuque du malheureux avec une précision quasi chirurgicale, et la tête roulait dans un panier rempli de son.

" – Ce doit être curieux de voir une exécution, dit Emeline d'une voix rêveuse."

Silvère se retourna sur elle, tout d'une pièce :

"– Curieux ? Comment peux-tu dire une chose pareille ? C'est horrible, oui !

– Pourquoi horrible ? Ce sont des criminels que l'on exécute, ils ont mérité leur sort, c'est la justice qui décide !

– Il n'est pas si s–r qu'ils soient toujours coupables : la justice peut avoir des défaillances. Et puis, là n'est pas la question : ce sont des hommes, après tout, et ceux qui les condamnent se rendent aussi coupables qu'eux... Et puis, cette manière barbare de les faire mourir en public...

– Hé ! C'est pour faire un exemple !

– En tous cas, intervint un homme qui les écoutait, comme ça, c'est bien plus propre et bien moins cruel qu'avant. Quel progrès que cette guillotine ! D'un seul coup, tac ! C'est fait ! Net et sans bavure ! On ne verra plus le bourreau s'y reprendre à trois fois... ou la corde du pendu casser bêtement !

– Vous l'avez donc vu fonctionner, demanda Emeline, intéressée.

– Oui, dame, à Paris ! Et c'est vraiment... beau ! Scientifique, quoi ! Vous devriez voir ça, ma petite dame, quand ce Rouillard se fera raccourcir... demain, à la Flèche !

-"Oh ! à la Flèche, dit-elle, déçue. Quel dommage !

– Ce ne sont pas les jeux du cirque, grommela Silvère, très mécontent.

– Ce que tu peux être rabat-joie, répondit-elle, boudeuse.

– Bah ! Ne vous en faites pas, continua le badaud. Avec tous les aristocrates qui traînent ici ou là, vous aurez bien l'occasion de la voir fonctionner !"

"Tout de même, fit Emeline un peu plus tard, c'est étrange, la mort... Ça à l'air presque rien, pfuitt ! Mais tout à coup, il y avait un homme, un être vivant, et il n'y a plus rien... Est-ce qu'il y a seulement quelque chose... après ? Tu y crois, toi ?

Silvère réfléchit une seconde :

"Non, pas beaucoup... Tout ce qu'on raconte, le jugement, les anges, les démons... Tout cela m'a toujours paru un conte de bonne femme...

– Merci pour les bonnes femmes ! fit Emeline, vexée.

– Avoue que cela ressemble à des histoires qu'on raconte aux mômes... Un petit diable avec la queue fourchue et des cornes ! Un petit vieillard à barbe blanche qui joue aux pères fouettards ! Franchement, tu peux croire à cela ? Et toutes ces fables, Adam et Eve, Jésus qui multiplie les pains comme un boulanger et marche sur l'eau... Bah !

– J'ai toujours appris ça, et nos pères avant nous. Tu veux toujours être plus malin que les autres !

– Mais toi-même, tout à l'heure, tu avais bien un doute ?

– Oui, non... Pas vraiment... Et puis ça m'ennuie, tout ça ! C'est trop compliqué..."

 

Vers le quinze août, Silvère revint chez lui porteur d'une grande nouvelle :

"Le Roi est déposé, c'est la République !

– Oh !" fit seulement Emeline, et instinctivement elle se signa. Il en fut agacé.

En sortant de chez lui, il rencontra un collègue de son père, qui, enfant, lui avait tenu lieu de parrain, le sien étant parti à l'autre bout de la France. Il lui annonça son mariage, et voulut lui offrir quelque chose à boire à l'estaminet le plus proche. Inévitablement, la conversation tourna bientôt autour de la nouvelle du jour. Le bonhomme était grave :

"La chute du Roi était inévitable depuis quelques temps, dit-il. Mais j'aurais préféré qu'il en soit autrement. Déjà que les affaires vont mal...

– Les vôtres ?"

– Les nôtres, oui, et celles du pays. Les nôtres, parce que, tu le sais, les assignats se dévaluent, que les produits se vendent mal, qu'on a perdu la plupart de nos marchés à l'étranger, et qu'en France, ce n'est pas bien brillant non plus... Et celles du pays...

– Oui, je sais. Mais la guerre va vous fournir de nouveaux débouchés pour les toiles...

– Certes ! Un débouché providentiel, mais dont, à vrai dire, je me serais bien passé. Enfin, toi, grâce au Ciel, et à Emeline, tu ne partiras pas..."

Décidément, songea Silvère, c'est une conspiration !

– Cette guerre, continuait l'autre, ne me dit rien qui vaille. Nos armées ne sont pas s–res : mal armées, mal ravitaillées... Et puis, que penser de nos officiers, des nobles qui auront souvent un père, un frère dans l'autre camp ? Je crains de terribles revers... Et puis, que veux-tu, je suis comme notre vieil ami Voltaire : cette héroïque boucherie ne m'a jamais inspiré que du dégo–t.

– C'est tout de même étrange que les Jacobins, qui se réclament de Voltaire et des Philosophes, soient les premiers à la souhaiter...

– C'est l'inconséquence des hommes... Nous en avons vu d'autres exemples ! Mais ils croient dur comme fer que cette guerre-là sera juste, et apportera la paix universelle... Et puis, à vrai dire, nous n'avons guère le choix...

– Mais que voulez-vous dire par "d'autres exemples" ? reprit Silvère, qui se sentait atteint à travers ses amis. Et lesquels donc ?

– Ne vous êtes vous point battus pour que l'on respecte la liberté de la presse ?

– Si fait ! N'avons-nous pas eu raison ?

– Absolument raison, et j'approuve tout à fait Philippeaux et la Société Saint-Hilaire en cette occurrence. Mais... Monhoudou ?

– Quoi, Monhoudou, fit Silvère, saisi.

– Lorsque vous avez fait interdire son journal, lorsque vous l'avez contraint à l'exil...

– Voyons, c'était une feuille de chou, bourrée de provocations anti constitutionnelles !

– Je n'en disconviens pas ; mais un principe est un principe et ne souffre aucune exception. Sincèrement, cela ne t'a pas choqué, cet autodafé au cimetière ?"

Silvère fut forcé d'en convenir ; il voulut cependant défendre ses amis : le Journal Général était réellement dangereux, et l'on pouvait parfois être amené à renoncer à un principe, si un autre plus puissant s'y opposait. Mais ce raisonnement ne le satisfaisait pas entièrement, et son interlocuteur s'en aperçut :

– Prends garde ! Avec de tels sophismes, on risque un jour de justifier n'importe quoi ! Au nom de la liberté, par exemple, emprisonner ou tuer ceux qui ne seront pas d'accord avec nous... A ce propos, as-tu vu la nouvelle machine que l'on a fait venir pour ce pauvre Rouillard ? Qu'en penses-tu ?

– J'ai peine à croire qu'il s'agisse d'un progrès...

– Dans l'art de tuer, certainement ! Mais pour l'humanité, je suis comme toi, j'en doute. Il devient dérisoirement facile d'exécuter en série ; la mort devient presque une routine technique ! Enfin, nous verrons bien... comment va Emeline ?..."

 

La fin du mois d'août fut marquée par le départ des réfractaires en déportation. Selon un décret paru deux jours plus tôt, tous les insermentés de moins de cinquante ans devaient quitter le pays ; les autres resteraient emprisonnés. Il était temps : depuis plusieurs semaines, on était au bord de l'émeute, et une véritable chasse aux insermentés s'était organisée en ville ; il ne se passait pas un jour sans qu'un incident n'éclate aux alentours de la Mission ; il devenait urgent d'expédier ailleurs ces hommes qui, sans cela, risquaient d'être mis à mal. Beaucoup d'ailleurs avaient préféré l'exil à Paris ou dans d'autres grandes villes, et s'étaient enfuis, sous les déguisements les plus divers. Il ne restait que les plus naïfs, ou les plus obstinés.

Ce fut un défilé assez pitoyable d'une centaine de prêtres en soutanes, enchaînés deux par deux comme des galériens, et escortés par un régiment de la garde nationale. Très pâles, mal rasés, ces hommes conservaient quand même une sorte de dignité dans leur malheur, la dignité de ceux qui n'ont pas cédé à la force. La foule qui assistait à leur départ les huait au passage, certains mêmes leur jetaient des pierres. Cela faisait penser à une scène biblique. Silvère se sentait assez mal à l'aise. Il aperçut un peu plus loin Thibaut et Joachim en pleine discussion. Il s'approcha, Thibaut le héla :

"– Que penses-tu de tout cela ?

– Je ne sais pas, répondit Silvère. Cela me gêne... quoique je n'aie aucune sympathie pour ces gens-là.

– Et voilà bien les philosophes ! ironisa Joachim. Toujours prêts à tout sacrifier aux bons sentiments... Les bons sentiments ne sont pas révolutionnaires. La Révolution doit être implacable, sinon elle mourra. Et le Peuple a impérativement besoin qu'elle vive, tu comprends ça ?

– Oui, je sais... Mais...

– C'est ce que je me tue à expliquer à Thibaut depuis une heure ! Ces hommes sont des criminels, ils ont comploté contre la Nation, ils font tout pour que la France soit envahie... Ce sont des traîtres !"

Silvère observa le défilé ; il vit des hommes de tous âges, un troupeau silencieux qui lui parut inoffensif ; mais il est vrai que tous ceux-là étaient des fanatiques, prêts à défendre corps et âme l'ancien régime, les privilèges exorbitants de l'Eglise et des Nobles. Ils continuaient d'obéir à leur évêque réfugié en Angleterre.

"– Hé puis quoi, continuait Joachim, une petite marche jusqu'à Nantes ne peut pas leur faire de mal, nous les traitons humainement ! Songes-tu seulement aux peines qu'ils nous auraient fait infliger, à nous, s'ils en avaient eu le pouvoir ?"

Silvère dut en convenir. Au regard des mille tortures infligées aux condamnés de l'Inquisition, avant le supplice, soi-disant pour les faire parler, et pendant l'exécution elle-même, la déportation paraissait une peine bien douce. Il se souvint en frémissant de Çallas, ce Huguenot torturé et pendu sous la fausse accusation d'infanticide, sans le moindre commencement de preuve contre lui, et que Voltaire avait mis des années à faire réhabiliter ; du jeune Chevalier de la Barre, un gamin de dix-neuf ans, à qui l'on avait arraché la langue avant de le brûler vif, pour avoir, un soir d'ivresse, entonné une chanson un peu leste au passage d'une procession ! Et tous ces procès en sorcellerie, où l'on brûlait de pauvres filles incapables de se défendre, et ces livres jetés au bûcher, quand ce n'étaient pas leurs auteurs ! Non, finalement, ce n'était que justice de chasser une bonne fois ces gens-là du pays, de leur interdire à tout jamais de faire régner leur loi de mensonge et de terreur ! Il les regarda mieux ; il eut soudain l'impression que ces inoffensifs curés en soutane avaient les mains couvertes de sang.

– On ne peut pas accorder à ceux-là la liberté d'expression, comprends-tu, continuait Joachim. Sinon, c'est le Peuple entier qui en serait encore une fois privé ! Il faut d'abord en finir avec nos ennemis les plus dangereux... Ensuite, oui, la Liberté pourra s'épanouir ! Mais si tu les laisses agir, tu vas la tuer dans l'œuf !"

 

Lorsqu'il rentra chez lui, il trouva Emeline au lit, toute pâle et dolente. Elle avait beaucoup grossi ces derniers temps, et la chaleur intense, orageuse de cette fin août la faisaient constamment souffrir. Ses jambes, enflées, avaient peine à la soutenir, et elle se plaignait souvent de douleurs de ventre. Sa mère restait presque continuellement auprès d'elle ; elle avait amené dans le petit appartement une partie de son matériel de couture. Toutes deux le considéraient parfois avec un air de reproche, comme s'il était responsable de tout cela.

 

Au début du mois de septembre, l'Assemblée législative ayant décidé de laisser la place à une Convention, il fallut élire de nouveaux députés. Cette fois, le suffrage était universel, et à partir de 21 ans, à l'exception des domestiques, qui n'étaient pas admis à voter : on continuait à considérer qu'ils doubleraient la voix de leur maître. Le scrutin était toujours à deux degrés : il fallait d'abord choisir les cinq cent cinquante électeurs, qui à leur tour désigneraient, dans une assemblée électorale, les dix représentants et leurs quatre suppléants.

On suivit avec passion les débats, qui eurent lieu à Saint-Çalais. Il fallut d'abord choisir le président et le secrétaire de l'assemblée : Philippeaux obtint de justesse la présidence, tandis que Levasseur devenait secrétaire avec une majorité plus réduite encore. C'était une grande victoire de la ville sur les ruraux, qui jusqu'à présent, dans toutes les élections, avaient écarté systématiquement les Manceaux de la gestion du département ! Et c'était, plus encore, une certitude que les idées de la Société populaire gagneraient en influence. Si le chirurgien Levasseur, homme rigide, un peu lourd, n'attirait guère la sympathie, au contraire, Philippeaux, remarquable orateur, homme affable et souriant, de belle prestance, attirait tous les suffrages. Enfin, grande nouveauté, les députés que l'on choisirait représenteraient l'ensemble du département, quelle que soit leur origine.

Le premier jour, on désigna d'anciens députés à la Législative, Richard, François et Salmon, des hommes de loi choisis pour leur compétence. Puis, on élut successivement Philippeaux, Levasseur et Letourneur, tous trois membres du club et citadins. Ce fut une magnifique victoire, fêtée le soir même dans la salle de réunion de Saint-Hilaire !

Au bout de quelques jours, on apprit la composition de la délégation sarthoise : sur les quatorze membres, quatre venaient de la ville, dont trois étaient parmi les membres fondateurs des Jacobins du Mans ; un autre, Sieyès, était étranger au département, mais renforcerait sans nul doute l'action de Levasseur et de Philippeaux. Condorcet, autre jacobin célèbre, avait aussi été élu, mais, choisi en même temps par un autre département, il avait refusé.

Entre temps, les nouvelles venues des frontières devenaient alarmantes ; l'invasion menaçait. La Municipalité décida de réunir une assemblée de tous les hommes non mariés de dix-huit à cinquante ans, afin de désigner les volontaires. Ce fut extrêmement houleux. On ne comprenait pas pourquoi les fonctionnaires, ceux qui se proclamaient eux-mêmes patriotes, étaient dispensés de partir au front. Pourquoi fallait-il que ce soit, encore une fois, les paysans, les ouvriers, qui aillent se faire tuer loin de chez eux ? Rien n'avait changé, alors ? Au moins, sous l'ancien régime, on pouvait se faire remplacer ! Pour la première fois, des cris séditieux se firent entendre :

"Le Département, le District, La Municipalité, tout partira, ou nous resterons !"

Il fallut toute l'éloquence du Maire, et de Ledru, le nouveau président du club, et aussi le renfort de la garde nationale, pour les faire taire.

 

Les mois de septembre et d'octobre furent marqués par des troubles violents, une insécurité croissante. Les volontaires d'Angers, notamment, de passage au Mans, firent pendant deux jours régner la terreur, poursuivant les habitants, les molestant, les injuriant ; deux femmes de la paroisse de Gourdaine et une brave fille de celle du Pré furent pourchassées et tondues. On commençait aussi à perquisitionner, à la demande du club, chez les personnes suspectes, à la recherche d'armes : c'était la première fois que l'on désignait ainsi des "suspects" à la vindicte publique ; beaucoup de nobles quittèrent la ville, se croyant plus en sécurité dans leurs domaines à la campagne.

L'opposition entre la ville et le monde rural devenait de plus en plus nette. On accusait les paysans d'accaparer les grains, de créer volontairement la pénurie et la vie chère, qui affamait surtout les quartiers populaires ; le boisseau de froment se vendait à plus de quatre livres sur le marché : jamais il n'avait atteint une telle cote ! Le pain michard de douze livres coûtait une livre et seize sous : et un ouvrier ne gagnait encore que quinze sous par jour ! La famine menaçait à nouveau, et la colère grondait.

Emeline n'osait plus s'aventurer dans les rues ; elle ne cessait de gémir et de maugréer contre le nouveau régime, qui n'avait réussi qu'à faire monter les prix et accroître la misère. Silvère devait s'avouer que leur situation n'était guère brillante ; si, comme correcteur d'imprimerie, il gagnait assez bien sa vie, et s'il parvenait à améliorer l'ordinaire par quelques travaux d'écriture, il ne pouvait suivre la montée des prix. Une fois payé le loyer, il ne serait presque rien resté pour manger et se vêtir, si sa famille ne l'avait aidé ; mais cette dépendance lui pesait terriblement.

Le quatre novembre, on annonça enfin des victoires françaises aux frontières : ce fut un immense soulagement, et l'on décida une grande fête civique dans tout le département.

Mais la mi-novembre ramena les menaces. Alors que venait de s'ouvrir, à Château-du-Loir, une nouvelle assemblée électorale, cette fois pour renouveler entièrement les cadres administratifs du département, selon la volonté de la Convention, on apprit que des troubles particulièrement violents avaient éclaté à la Ferté-Bernard : des gens venus de Montmirail et de Vibraye avaient surgi à la Halle, et imposé, par la force, le prix du grain. Ils avaient voulu également imposer à la municipalité de fixer le prix du pain.

Deux jours plus tard, les émeutiers, grossis des habitants de la Ferté, qui avaient suivi plus ou moins sous la contrainte, étaient à Bonnétable, puis ils se divisèrent en plusieurs groupes, l'un vers Mondoubleau, l'autre vers Chartres, un autre vers Tours, et un dernier vers Le Mans. La nouvelle parvint à la Commune dans l'après-midi du 22 novembre : aussitôt ce fut le branle-bas : on se renferma chez soi, on assujettit les volets -surtout dans le centre commerçant et bourgois de la ville. De l'autre côté de la Sarthe, au contraire, on se mit à préparer des piques, dans une joyeuse excitation.

Au petit jour, le lendemain, une rumeur se fit entendre :

"Ils arrivent !"

C'était une troupe hétéroclite, fort nombreuse, mais curieusement disciplinée. Tandis que l'on tirait un coup de canon en signe de joie, et que les citoyens – surtout de la rive gauche – leur faisaient une haie d'honneur avant de se joindre à eux, ils se rendirent droit à la place des Jacobins. Là, ils entrèrent en masse dans la salle des séances de la Commune. De là, une députation se rendit au siège du Conseil Général, et un individu, sabre à la main, énonça les taxes qu'ils entendaient voir appliquer sur le marché du Mans. Sous la menace, la Municipalité du Mans dut signer un arrêté, fixant pour toujours la livre de pain michard à 20 sous, et le froment à quarante-cinq sous le boisseau !

A la sortie de la salle, on proclama cette décision. Ce fut une extraordinaire acclamation ; on sauta de joie, on dansa, puis l'on se dirigea sans tarder à la Halle pour y faire appliquer les prix. Et, tandis qu'une bonne partie de la garde nationale faisait cause commune avec les insurgés, ce fut une magnifique agitation dans les quartiers pauvres – tandis qu'autour de la place des Halles, et dans les rues avoisinantes, les maisons bourgeoises gardaient leurs volets hermétiquement clos. Toute la journée, on vit passer des hommes armés de piques et de fusils, des femmes chargées de pains et de sacs de froment : on pouvait enfin se ravitailler, et tous ceux qui le pouvaient compensaient un peu des semaines de famine. Silvère s'y précipita comme les autres ; il aperçut Joachim, très excité et joyeux :

"Enfin ! Enfin, le peuple a su imposer une mesure juste et nécessaire ! La taxation des prix, par le gouvernement, c'est le seul moyen d'empêcher l'accaparement et la spéculation ! disait-il à qui voulait l'entendre, et, avisant Silvère, il lui montra d'un mouvement d'épaule les façades aveugles des maisons : Ce qu'ils ont peur, eux ! Tu vois, on leur a démontré : la liberté des prix, ça ne marche pas ! Ils ne sont pas contents !..."

Mais dès le lendemain, les taxateurs partirent en direction de Connerré, et ces Messieurs du Département et de la Municipalité se ressaisirent. Tandis que le mouvement s'essoufflait – on les avait repoussés à Mamers, à Sablé, il y avait eu beaucoup d'arrestations – des commissaires de la Convention arrivèrent au Mans et blâmèrent vivement le Conseil Général et la Municipalité d'avoir cédé aux pressions. Les arrêtés fixant le prix du pain furent déclarés illégaux et cassés, et les prix recommencèrent à flamber : le boisseau revint au niveau de trois livres, et le pain de douze livres dépassa à nouveau la cote d'une livre ; les bas quartiers furent à nouveau condamnés à mourir de faim, mais cette fois, quelque chose avait été cassé : une colère sourde continua à gronder, sans exploser tout à fait.

Emeline, épuisée par sa grossesse, souffrant de malnutrition et terrifiée par les troubles en ville, ne sortait plus guère de son lit. Plus son terme approchait, plus elle se sentait envahie par la terreur.

Un soir, le sept décembre, alors qu'elle avait pu venir à table, elle se leva brusquement, l'air hagard : "Oh mon Dieu ! Ça commence !"

D'un bond, Silvère se précipita chez la mère Nouret, qui faisait office de sage-femme et habitait non loin de chez lui. Celle-ci, fort calme et imposante comme une tour, s'en vint sans se presser, exigea du linge propre, de l'eau bouillie, des draps. Emeline, éperdue sur son lit, gémissait et se tordait les mains.

"– Allons, ma fille ! Ce qui t'arrive, c'est tout la nature ! Pas de quoi en faire un plat !

– Je vais avoir mal ?

– Pour sûr, quelle question ! Comme ta mère avant toi, et la mère de ta mère, et comme ça depuis des générations... Ça empêche pas les queniaux3 de venir à l'heure... Et toi, mon garçon, veux-tu bien ficher le camp ! C'est-y la place d'un homme ?

– Mais...

– Du vent, du balai ! C'est affaire de femmes, ici !

A ce moment, Emeline poussa un cri perçant, qui déchira l'âme de Silvère. Il voulut lui prendre la main, mais la matrone, le saisissant aux épaules, le jeta dehors sans ménagement.

– Et pas question de rappliquer ici avant demain matin !"

Silvère se mit alors à errer comme une âme en peine. Prier ? Il ne croyait pas en Dieu, mais des mots lui venaient, entre ses dents serrées :

"Mon Dieu, faites qu'il ne lui arrive rien, que cela aille vite ! Qu'elle ne souffre pas trop!"

A cet instant, il ne pensait pas à l'enfant, seulement à la jeune femme pantelante, qu'il entendait hurler par intervalles de plus en plus rapprochés. La tête dans ses mains, il se reprochait de l'avoir mise dans cet état. Pourquoi, mais pourquoi donc fallait-il une telle malédiction sur les femmes, une telle souffrance pour nous jeter au monde ? Tout son amour pour elle lui remontait au cœur... Oubliés les querelles, les caprices, les chantages, les réflexions mesquines... Emeline avait mal, et lui avec elle.

A un moment, pourtant, les cris parurent s'espacer, il y eut comme une accalmie. Silvère se précipita chez lui. Il entendit la matrone prononcer des paroles apaisantes. Il passa la tête :

"– Alors ?

– Rien encore. Patience ! Ça se fera. Mais veux-tu bien filer !..."

Il se rendit alors chez son ami Thibaut, qui l'entraîna dans un estaminet.

"Viens boire un coup. Ça ne sert à rien de rester là à te ronger les sangs..."

Il y passèrent un temps que Silvère e–t été incapable d'évaluer. Tous connaissaient les deux jeunes gens ; et dès que l'on sut qu'un heureux événement était en gestation, il fallut trinquer, parier : fille ou garçon ? On plaisantait, on riait.

Parfois, on interrogeait, plus sérieusement : "Comment tu vas l'appeler ? Il faut un nom républicain !

– Si c'est un garçon, ce sera Jean, comme son grand-père... Jean-Liberté !

– Bravo ! Magifique ! Et si c'est une fille ?

– Je ne sais pas... Liberté aussi, mais pour le reste... C'est la mère qui choisira...

– Bah ! Ce sera un garçon !"

Quand ils revinrent vers son appartement, Silvère avait un peu oublié son angoisse, le vin aidant. La tête lui tournait un peu, et il se sentait léger.

A l'instant, cependant, son sang se figea : une animation insolite, inquiétante, bouleversait la maison. Il reconnut la mère d'Emeline, accourue là pendant son absence, et qui se tordait les mains sans rien dire.

– Quoi, rugit-il, qu'est-ce qui se passe ? Emeline ?

– Cela ne va pas très bien, mon petit, murmura la vieille femme. C'est un peu normal, le premier, c'est toujours difficile...

– Mais ?...

– Attends, patience, mon garçon. Sois confiant. Elle va s'en sortir."

Silvère bondit, ouvrit la porte de la chambre, resta béant devant le spectacle. Tandis qu'une aide fouillait le ventre d'Emeline, la matrone, à califourchon sur elle, appuyait de toutes ses forces pour expulser le bébé. Emeline, inerte, ne hurlait plus, mais gémissait sans discontinuer, sourdement, comme un râle...

La mère d'Emeline aperçut Silvère, pétrifié.

"Pour l'amour du Ciel, emmenez-le ! vite !"

Sans un mot, Thibaut l'entraîna dehors, malgré sa résistance.

Il l'obligea à marcher longtemps, au hasard, évitant les chemins qui les auraient ramenés chez lui. Silvère ne pouvait retenir ses larmes.

"-Elle va mourir, n'est-ce pas ? Elle va mourir...

– Elle n'a que dix-huit ans, répondait son ami. A cet âge, on a de la ressource..."

Mais il ne doutait pas un instant de l'issue fatale. Il songeait aussi à l'enfant : vivrait-il ? Serait-il normal ?

Ils ne revinrent qu'à l'aube. Tout était silencieux. La matrone, épuisée, mangeait un morceau. Elle était pâle, défaite, son air sombre n'annonçait rien de bon.

La mère d'Emeline, pourtant, s'avança vers Silvère avec un sourire triste.

"– C'est un garçon. Il est magnifique, bien vivant. Il dort.

– Et Emeline ?

– Elle repose.

– Comment va-t-elle ?

– Je ne saurais te le cacher, mon enfant. Elle ne va pas bien. Elle saigne beaucoup. Elle a perdu ses forces. Mais elle peut surmonter l'épreuve. Elle est si jeune ! Le médecin sort d'ici..."

Silvère ouvrit doucement la porte de la chambre. Emeline était étendue sur le lit, plus blanche que les draps. ses yeux clos cernés de bleu, ses cheveux épars, collés de sueur, sa bouche entrouverte disaient assez son épuisement, la dureté de son combat. Elle respirait à peine. Silvère eut l'intuition qu'elle était perdue.

Le cœur en charpie, il aperçut alors le nouveau-né emmitouflé dans ses langes, d'où émergeait seulement une tête minuscule. Un grand attendrissement le saisit :

"– Mon petit... mon tout-petit..."

 

Les jours qui suivirent n'apportèrent aucune amélioration. Emeline saignait continuellement, et une fièvre violente s'était déclarée. Les médecins appelés auprès d'elle hochaient la tête, impuissants. Elle avait repris conscience, mais regardait Silvère avec des yeux immenses, emplis d'une indicible terreur. Elle se savait perdue, et aucune parole, aucune tendresse ne parvenait à la distraire de cette horreur. Son enfant même ne semblait pas l'intéresser ; lorsqu'on le lui avait présenté, elle l'avait repoussé avec un geste d'effroi ou de colère. Tantôt prostrée, tantôt agitée et gémissante, elle refusait toute consolation ; parfois aussi elle se cramponnait, de toutes les forces qui lui restaient, aux mains de Silvère, comme pour l'implorer de la retenir. Elle qui, si souvent, avait joué comme une petite fille avec la menace du suicide, elle s'épouvantait de la mort maintenant qu'elle devait l'affronter.

Malgré sa profonde répugnance pour la religion, Silvère finit par céder aux instances de la mère, pensant qu'après tout Emeline ne partageait pas son scepticisme, et que la présence d'un prêtre calmerait peut-être ses terreurs. Il alla quérir le prêtre jureur de la paroisse voisine.

Ce fut encore pire. Dès qu'Emeline l'aperçut, elle se mit à se débattre avec une force inattendue, criant et gesticulant au point de tomber du lit, si Silvère ne l'avait retenue, dans un effort désespéré pour fuir. L'homme de Dieu essaya en vain de lui parler, de lui prodiguer les consolations et les promesses qui d'ordinaire apaisent les croyants. Elle ne voulait rien entendre, répétant seulement, comme une folle : "Je ne veux pas mourir !"

Finalement, Silvère saisit l'ecclésiastique aux épaules et le poussa hors de la chambre.

"Elle est hors d'état de vous entendre. Plus tard, peut-être..."

Et le brave homme, qui n'y comprenait rien, n'insista pas.

Silvère eut ensuite toutes les peines du monde à calmer la malheureuse :

"– Il est parti. Je te promets qu'il ne reviendra pas. Tu vas guérir."

Mais, dans la soirée, la fièvre redoubla, la jetant dans un délire profond. Elle ne reconnaissait plus personne. L'hémorragie, un moment calmée, reprit de plus belle. Enfin, au petit matin, elle perdit connaissance et s'éteignit doucement.

Silvère, incrédule, resta longtemps à lui tenir les mains. Des images passaient à toute allure dans sa tête : Emeline dansant au bal dans sa jolie robe rose, Emeline riant à pleine gorge, Emeline piquant une cocarde dans ses cheveux chatains et clignant coquettement de l'œil... Emeline enceinte, lui prenant la main et la posant sur son ventre, et murmurant : "Tu le sens ? Il bouge..."

– Viens, mon petit, lui dit la mère. Il faut te restaurer et te reposer un peu, tandis que nous allons l'apprêter un peu... Si tu veux la veiller...

– Et l'enfant ?

– Dès hier soir, la mère Nouret lui a trouvé une nourrice. N'aie crainte.

– Ah ! Mais je ne veux pas la quitter.

– Il le faut pourtant. Quelques instants. Pour elle. Nous allons lui mettre sa robe de bal... Tu sais, elle aurait aimé se faire belle..."

A ces mots, la violente douleur qui lui broyait la poitrine se déchira, et il éclata en sanglots dans les bras de sa belle– mère.

 

Emeline fut enterrée deux jours plus tard, au cimetière Sainte-Croix. Il y avait encore plus de monde que pour son mariage ; le cortège, puis les condoléances furent interminables.

Au moment où l'on descendit le cercueil dans la fosse, Silvère y jeta, en dernier adieu, sa cocarde tricolore.

 

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FIN DE LA PREMIERE PARTIE ;

Le Mans, août 1995.

 

 

NOTES :

1. les prêtres qui avaient refusé le serment constitutionnel avaient dans un premier temps été destitués, puis priés de se rendre au séminaire de la Mission, à la sortie du Mans, sur la route de Pontlieue, ceci pour éviter qu'ils ne continuent à prêcher contre la Révolution lors de messes clandestines dans les campagnes. La Mission s'était peu à peu transformée en prison ; mais les prêtres réfractaires continuaient à recevoir des laïcs : bientôt, l'Assemblée nationale votera la déportation massive de tous les prêtres réfractaires. Voir plus loin.

2. Voir à ce sujet la maîtrise de Pascale RIEU : La Presse dans la Mayenne et dans la Sarthe pendant la Révolution française, archives de la Sarthe, 16 J 242. Un ouvrage passionnant, mais qui à ma connaissance n'a pas été publié.

3. Les enfants (dialecte sarthois).