– III –
Silvère se mit à marcher vite, pour oublier le froid, et aussi ce grand vide qu'il avait dans le cœur. A nouveau il était seul, plus seul qu'il n'avait jamais été, loin des siens, de sa ville, et dans un pays hostile. Une sourde angoisse lui coupait presque la respiration.
Il hésita un moment sur la marche à suivre : il lui fallait regagner le Mans au plus vite, savoir ce qu'il était advenu de sa famille, puis, selon les circonstances, s'engager à nouveau dans les armées Républicaines, en demandant cette fois une affectation aux frontières. Mais d'ici là, il fallait échapper à ce pays qui pouvait devenir un véritable piège...
En remontant vers le Nord, il retrouverait Montaigu, et la route de la Loire ; en continuant vers l'Est, ce serait Saint-Fulgent, en espérant que les Républicains ne l'ait pas reperdue, puis Cholet. Deux ou trois jours de marche dans tous les cas, si rien ne le retardait. Et il faudrait encore franchir la Loire, refaire en sens inverse tout ce chemin tragique... Silvère se sentit pris d'accablement. Devant lui se dressait la sombre masse menaçante de la forêt de Grasla...
Il fallait pourtant se décider. Il s'y engagea.
A peine avait-il parcouru une lieue à travers cet enchevêtrement d'arbres, de broussailles, qu'il dut s'avouer complètement perdu. Les hautes cimes empêchaient de voir le ciel, d'ailleurs si uniformément gris que l'on avait peine à deviner où se trouvait le soleil, derrière l'épaisse couche de nuages qui le dissimulait ; il régnait là-dessous une semi-obscurité de cave.
Glacé, affamé, Silvère se résolut après plusieurs heures d'effort à faire une halte. Ses hôtes lui avaient donné quelques provisions : il les dévora, puis, vaincu par la fatigue, s'endormit dans un fossé, roulé dans son manteau.
Ce fut le froid qui le réveilla. L'aube n'était pas encore levée ; la forêt résonnait des mille petits bruits de la nature, qui surprennent et inquiètent si fort les citadins qui n'en ont pas l'habitude ; mais Silvère, depuis longtemps, n'y prêtait plus attention. Il eut un geste vers sa besace, se souvint qu'il avait mangé la veille tout ce qu'elle contenait, et fit une grimace de dépit. Allons ! il faudrait marcher le ventre creux !
Un ruisseau coulait tout près de là. Il se dévêtit en grelottant, se forçant malgré le froid à une toilette sommaire. L'eau était si glaciale que son contact semblait coupant comme une lame.
Silvère n'avait pas la moindre idée de la direction où il devait diriger ses pas.
"Si seulement je pouvais rencontrer quelque bûcheron qui m'indique le chemin..." Il décida d'avancer droit devant lui, sans dévier : il finirait bien par arriver quelque part ! Le tout était de ne pas céder à la panique, qui le ferait tourner en rond.
Il progressa ainsi, péniblement, plusieurs heures. Il fut soudain alerté par des bruits, des voix indistinctes, des hennissements de chevaux. Il crut qu'il approchait d'un village... Mais la forêt demeurait toujours aussi dense, et il comprit bientôt qu'il venait de tomber sur un camp de Brigands !
Il voulut rebrousser chemin, mais il se trouva tout soudain entouré de trois hommes aux mines menaçantes, qui le couchaient en joue avec des fusils.
"Un espion ! Il faut le fusiller !
– Que non ! Les chefs vont l'interroger. Il faut le leur ramener vivant."
Ils le poussèrent sans ménagement devant eux ; bientôt, ils débouchèrent sur une vaste clairière, et Silvère ne put retenir un mouvement de surprise : ce qu'il avait devant lui tenait du village et du camp militaire. Des cabanes de branchages avaient été construites à la hâte tout autour d'une sorte de grand place au milieu de laquelle brûlait un feu de bois. Un peu partout, des hommes et quelques femmes s'activaient dans un bourdonnement de ruche.
A leur arrivée, tout s'interrompit, et ce fut une ruée confuse ; les soldats qui accompagnaient Silvère (il fallait bien les appeler ainsi), le protégeaient tant bien que mal avec leurs fusils, et derrière le fragile rempart de leurs dos, il apercevait des mines patibulaires, des yeux brillants, des bouches tordues. Un instant, il crut qu'il allait mourir là, déchiré par la foule ; mais ses gardiens lui frayèrent un passage jusqu'à une cabane un peu plus grande qui devait être celle du commandement. A ce moment, un homme en sortit. Grand, mince, un peu mieux habillé, il demanda d'une voix brève
"– Hé bien, que se passe-t-il ? Quel est cet homme ?
– Un espion, qui rôdait autour du camp...
– Je ne suis pas un espion, protesta Silvère. Je me suis tout simplement perdu dans cette forêt...
– Et qu'y faisiez-vous ?
– J'essayais de regagner Saint-Fulgent...
– A travers la forêt ? ironisa l'homme. Puis, s'adressant aux soldats : Fouillez-le !
– Tenez, chef, une lettre...
– Elle est de Marie de Linière, et adressée à son frère Rémy, coupa Silvère. C'est elle qui m'en a chargé..."
L'homme le regarda d'un air soupçonneux et surpris à la fois :
– Je connais la famille de Linière. Malheureusement pour vous, Mademoiselle de Linière a péri au Mans...
– Non, coupa Silvère. Elle est vivante, à quelques lieues d'ici. Ouvrez cette lettre, si vous ne me croyez pas, c'est elle-même qui l'a écrite."
L'homme fit sauter le cachet, parcourut la missive, l'air stupéfait.
"Si cette lettre est authentique, cet homme mérite notre reconnaissance, déclara-t-il solennellement. Il a protégé l'une des nôtres lors du massacre du Mans, et l'aurait ramenée par ici... Nous allons nous en assurer. Un cavalier partira cette nuit au lieu indiqué dans cette lettre. S'il en confirme les termes, nous lui laisserons la vie sauve ; sinon, nous l'exécuterons. En attendant, il est sous ma sauvegarde, et quiconque osera porter la main sur lui sera jugé en conséquence."
On conduisit Silvère dans ce qui paraissait le quartier général de cette bande. Il y régnait un confort des plus rudimentaires – une table, une paillasse, mais le jeune homme remarqua immédiatement un sabre posé sur une chaise, et, au mur, un crucifix en argent. On lui porta de quoi manger et boire – un âcre vin de pays qui le fit tousser. Il y avait là, outre le grand homme mince, deux autres qui pouvaient s'apparenter à des sous-officiers, ou à des ordonnances, car s'ils participaient aux discussions, ils obéissaient en définitive au premier.
Voulant d'ailleurs conserver, dans ce cadre sauvage, quelque apparence de civilité, le plus grand fit les présentations d'un air assez poli :
"Je suis le comte de la Ferrière, dit-il, et ami d'enfance de Rémy de Linière, que vous prétendez connaître ; voici Merlatier, un ancien colporteur devenu lieutenant dans notre armée, et Delessart, un métayer... Voyez que notre armée sait aussi reconnaître les talents..."
Silvère fut prié de raconter par le menu son aventure. Les trois hommes l'écoutaient, attentifs à chaque détail, à chaque lieu évoqué. Ils finirent par hocher la tête en se regardant, convaincus mais intrigués.
"Mais enfin, fit le comte de la Ferrière, comment se fait-il que vous soyez venu jusqu'ici ?
– Je ne pouvais me résoudre à laisser Marie... Mademoiselle de Linière, corrigea-t-il, en un lieu où je n'étais pas certain qu'elle soit en sécurité. Et puis, je voulais voir, de mes yeux, ce dont on nous parlait depuis des mois...
– Voir !... Et pour quoi faire ?
– Pour savoir. Et pour témoigner. Je préfère la vérité aux rumeurs...
– Juste préoccupation ! Hé bien, vous voyez... Ici, nous vivons en petite communauté, clandestinement. Ou plutôt, nous essayons de survivre. Nous avons notre église, notre curé – il a échappé à vos massacres, à vos déportations... La forêt nous offre un refuge, et nous ne manquons pas de ravitaillement. Si l'on nous attaque, nous nous défendrons ; si nous pouvons reconquérir quelques pieds de terrains aux "patauds", nous le ferons. Et pour le reste, à la grâce de Dieu !
– Et quel sort me réservez-vous ?
– Si notre cavalier revient en confirmant vos dires, vous n'avez rien à craindre.
– Vous me relâcherez ?
– Ce ne sera malheureusement pas possible : vous savez où nous sommes, vous pourriez causer notre perte. Et je ne puis espérer que vous rejoigniez notre cause ?
– Sûrement pas ! Plutôt mourir...
– Je ne le croyais pas. Nous vous garderons prisonnier, en vous traitant du mieux que nous pourrons. De toutes façons, vous n'iriez pas loin.
– Nous sommes bien venus jusqu'ici !
– Vous avez eu beaucoup de chance, une chance insolente, en vérité. Mais les circonstances ne sont plus les mêmes. La guerre a repris de plus belle, et les vôtres, je le sais, préparent une attaque générale contre la Vendée. Vous ne pourriez plus faire un pas sans tomber en pleine bataille..."
Il fallut attendre deux jours avant que le cavalier envoyé aux nouvelles par le comte de la Ferrière reparût. Il avait bien trouvé le manoir indiqué par Silvère. Les deux vieillards avaient sans peine avoué avoir reçu Mademoiselle de Linière mais celle-ci n'était plus là : elle avait réussi à convaincre un voiturier de l'emmener jusqu'aux Lucs. Ils ignoraient si elle y était bien parvenue.
"Elle est donc rentrée chez elle, se dit Silvère. Elle a dû retrouver sa mère. Espérons que la guerre est à peu près finie pour elle, ou du moins, qu'elle l'épargnera".
Alors commença pour Silvère une période étrange. Enfermé dans le camp, surveillé de près, il avait pu constater qu'il ne fallait pas songer à une évasion, du moins dans les circonstances ordinaires. Certes, comme on le lui avait promis, on le traitait aussi bien que possible ; il partageait l'ordinaire du comte de la Ferrière et de ses deux lieutenants ; le comte lui avait même prêté quelques livres, mais des livres pieux – il ne disposait que de cela -, que Silvère lut quand même, par désœuvrement, surmontant parfois avec peine son dégoût et sa colère devant tant de sirupeuse naïveté, tant de puérile superstition !
Le reste du temps, il ne pouvait qu'observer la vie du camp. Il y régnait une intense activité, qui, malgré l'apparente anarchie, semblait, à mieux regarder, répondre à un certain ordre. Les hommes partaient le plus souvent en expédition, dès les premières heures du jour, et ne revenaient que le soir, chargés d'un butin hétéroclite, charrettes, fusils, sacs de blé et de farine, armes en tous genres, résultat de pillages, ou de l'attaque de quelque camp républicain. Il y avait aussi, bien souvent, des blessés que les femmes soignaient, ou des morts. La vie était scandée par les offices religieux. Tout le monde alors se rassemblait devant un autel improvisé dans un coin de la clairière. Le prêtre officiait dans un silence impressionnant, parfois rompu par le bruit d'une lointaine canonade. Il régnait dans ces moments-là, une atmosphère de ferveur qui glaçait Silvère. A plusieurs reprises, on l'avait invité à se joindre à la foule ; il avait sèchement refusé, et l'on n'insistait plus. Mais le spectacle de ces hommes rudes, le chapeau à la main, le fusil à terre, de ces femmes à genoux, la tête couverte de quelque tissu, l'indisposaient violemment. Il avait la sensation d'assister à quelque cérémonie étrange, et s'attendait presque à ce que le prêtre ne procédât à quelque sacrifice sanglant. On était bien loin des aimables sermons de Monseigneur de la Boussinière (1), qui ne gênaient même pas les bavardages de l'assistance ! Ici régnait le fanatisme le plus pur, le plus obtus. Aucune des idées des Lumières n'avait pénétré ces forêts sauvages, ces inextricables bocages, ces êtres têtus, fermés, obstinément fidèles à leurs curés et à leur Roi, ou peut-être, tout simplement, à leurs habitudes ancestrales ! Il y avait de quoi désespérer...
"Et si nos idées n'entrent ici qu'à la pointe de l'épée, à quoi cela servira-t-il ? Nous les désarmerons peut-être, nous les soumettrons, provisoirement... mais nous ne les convaincrons jamais, et c'est bien là le point ! Plus nous voulons leur interdire leur religion, plus ils s'y accrochent... De tels hommes sont prêts à mourir pour cela, comme nous pour la Liberté... La guerre n'est pas près de finir !"
Silvère n'aurait su dire combien de jours il passa là, entre la révolte et l'accablement, cherchant en vain un moyen de partir. Pluviôse# s'avançait vers sa fin, et le camp bruissait de rumeurs de plus en plus étranges et inquiétantes. On disait que les Républicains avaient organisé des "colonnes infernales", sous les ordres d'un certain général Turreau, qui parcouraient en tous sens le pays pour le réduire en cendres ; que villes et villages étaient impitoyablement pillés et brûlés ; que les grains et les fourrages étaient systématiquement emportés ou détruits ; que femmes, enfants, vieillards étaient indistinctement massacrés... Silvère ne parvenait pas à y croire, d'autant qu'il se souvenait des mêmes bruits qui avaient glacé le Mans d'effroi durant des mois... Il savait comment enfle une rumeur, comment elle s'alimente de toutes les vieilles peurs ancestrales, faisant feu de tout bois, s'emparant de tout, grossissant tout démesurément, jusqu'à la plus folle panique, jusqu'à la haine la plus irrationnelle. Même le comte de la Ferrière, même Delessart et Merlatier, hommes qui pourtant paraissaient raisonnables malgré leur fanatisme, semblaient y prêter foi. Ils hochaient la tête devant les démentis indignés de Silvère, et celui-ci commençait à sérieusement s'inquiéter pour sa sécurité.
"Je n'ai que trop attendu, se disait celui-ci. Cette fois, il faut impérativement que je trouve une solution pour partir, et si possible regagner le Mans... ou du moins un camp républicain."
L'occasion lui en fut donnée quelques jours plus tard. Un branle-bas inhabituel lui fit comprendre que quelque chose se préparait, et de fait, on vint bientôt le chercher : on évacuait le camp, on partait dans une direction qui lui parut celle de l'Ouest. Ce fut une sorte d'étrange migration silencieuse, d'hommes, de femmes – et même quelques enfants, de bêtes, de chariots. Les canons, deux petits calibres pris aux républicains et passablement ébréchés, étaient partis devant, traînés par des chevaux de trait. Mais tout ceci se fit rapidement, comme si cela avait été préparé et répété de longue date.
Deux hommes encadraient solidement Silvère, et il avait les mains attachées. Mais très vite, il s'aperçut qu'il ne serait pas difficile d'endormir la méfiance de ses gardiens, qui d'ailleurs semblaient des traînards, et s'étaient laissés distancer par le gros de la troupe. Il attendit le moment propice.
Vers midi, l'un d'eux, un paysan, s'écarta pour satisfaire quelque besoin naturel ; aussitôt Silvère, qui était parvenu à se libérer les mains, se jeta sur l'autre en lui expédiant un maître coup de poing sur le crâne. Surpris, celui-ci s'écroula sans un cri.
Il ne portait qu'une faux, une de ces redoutables faux emmanchées à l'envers qui faisaient tant de ravages dans les charges ; Silvère dédaigna cette arme trop encombrante, mais s'empara du couteau qu'il aperçut à sa ceinture, et il se cacha dans un fossé et commença de s'éloigner en rampant.
A ce moment, l'autre revint dans le chemin, vit son compagnon et se mit à pousser des cris : "le prisonnier s'est échappé !"
Comprenant alors qu'il fallait fuir au plus vite avant que des renforts n'arrivent, Silvère se releva d'un bond et se mit à courir comme un fou. Des cailloux roulaient sous ses pieds, des branches basses le giflaient. Il entendit, dans une sorte de brouillard, des coups de feu, et sentit des balles passer à côté de lui.
Lorsqu'il reprit haleine, il était seul, au beau milieu de la forêt. On ne l'avait pas longtemps poursuivi ; probablement parce que quelque chose d'autrement plus important se préparait... Il avait vaguement entendu, le matin même, le nom de Stofflet, qui devait se trouver quelque part vers l'Ouest. Le comte de la Ferrière allait sans doute le rejoindre, pour quelque attaque d'envergure.
Silvère resta caché tout le reste du jour, redoutant un retour offensif du comte et de ses hommes ; mais la forêt restait obstinément déserte. De loin en loin, un bruit, un frôlement, la chute d'une branche le faisait sursauter ; mais pas trace de quiconque. Ce n'était que la vie de la nature qui reprenait ses droits.
Après une nuit passée dans un taillis, roulé dans son manteau, Silvère se réveilla transi et la faim au ventre. Il n'avait pas la moindre provision, et, en cette saison, il ne fallait pas espérer trouver des baies ou des fruits pour survivre. Il n'avait pour chasser que son couteau, tout juste bon à le défendre un moment contre les loups si d'aventure il en rencontrait... Il lui fallait la compagnie des hommes.
Après quelques heures de marche, il déboucha soudain sur une plaine, et au loin, aperçut une habitation. Il s'y dirigea avec hâte, pressé de rencontrer quelqu'un, espérant trouver de quoi manger, et quelque indication pour gagner la ville la plus proche. Mais, à mesure qu'il approchait, il éprouvait un sentiment d'étrangeté, d'insolite qui ne laissait pas de l'inquiéter. Quelque chose n'allait pas.
Il s'arrêta un instant pour réfléchir, et soudain, il comprit ce qui l'avait intrigué : aucune fumée ne montait de la cheminée, comme si la maison était inhabitée. Et il régnait un silence inquiétant.
"Bah ! se dit-il, les habitants seront partis rejoindre les Brigands. C'est comme au bord de la Loire, à Saint-Florent ! Allons-y, ils n'auront pas tout emporté avec eux..."
La première chose qu'il vit en entrant dans la cour, ce fut le chien. Un gros bâtard qui ressemblait un peu à un loup. Il gisait de tout son long, dans une flaque de sang. En s'approchant, il vit que l'animal avait été tué d'un coup de couteau ou de sabre.
Silvère pâlit, regarda autour de lui. Rien ne bougeait, ni dans la maison, ni dans les alentours immédiats. Il s'enhardit, poussa la porte. Et chancela.
Deux hommes et un vieillard gisaient à terre, égorgés. L'un d'eux avait ses vêtements déchirés, les autres étaient à demi-nus. Table, chaises, fauteuil avaient été bousculés, brisés, dans un désordre indescriptible ; des traces de sang menaient à l'autre pièce, comme si l'on avait traîné un blessé ou un mort. Les tempes battantes, Silvère les suivit.
Là, le spectacle était plus épouvantable encore. Sur le lit bouleversé et comme gorgé de sang, une femme avait été jetée là, dénudée, les jambes écartées. Elle avait la tête renversée en arrière, la bouche ouverte comme pour hurler encore. Sur le mur, des traces de sang témoignaient de la violence de ce qui s'était déroulé là, il y avait apparemment quelques heures, un jour peut-être.
Silvère, bouleversé, pétrifié d'horreur, resta un long moment sans pouvoir faire le moindre mouvement ; puis soudain, pris d'une indicible panique, il s'enfuit en courant vers les bois tout proches, puis s'abattit à terre, la tête entre les mains, secoué de tremblements convulsifs. Enfin il essaya de se calmer, de raisonner.
Il entendait encore la voix du comte de la Ferrière, qui parlait de massacres systématiques, de "colonnes infernales". De toutes ses forces il refusait cela.
"C'est absurde, finit-il par se dire. La ferme était isolée, jamais on n'aurait envoyé une troupe jusque là, pourquoi faire, d'ailleurs ? C'est un crime de rôdeurs, voilà tout. Toute une bande qui s'est jetée sur ces malheureux, et qui s'en est donnée à cœur joie... Penser, même une minute, à attribuer cela aux Républicains ! Mon ami, tu perds la tête !
– Mais... au Mans... lui soufflait une voix obstinée.
– Au Mans, ce n'étaient pas des soldats, mais une population affolée qui se vengeait de sa peur... Ici, ce n'est pas la même chose, ce serait un crime commis de sang-froid..."
Il fallait pourtant se remettre en marche, trouver son chemin. Il avait faim, froid, et n'avait rien pour se changer. Et pas un sou en poche ! Pas même un de ces assignats frelatés en usage chez les Vendéens ! (2) Choqué par ce qu'il venait de voir, abattu par la fatigue et le froid, il se sentait proche du désespoir, lorsqu'une idée lui vint : on ne devait pas être bien loin de Chauché ; s'il parvenait à retrouver les paysans qui l'avaient hébergé avec Marie, il pourrait peut-être obtenir de l'aide.
Il tourna en rond un certain temps ; il avait bien aperçu, de loin en loin, un paysan, mais personne n'avait voulu le renseigner ; dès qu'il s'approchait, les hommes s'écartaient, ou prenaient une attitude menaçante. L'ambiance semblait avoir singulièrement changé en quelques semaines. Il parvint enfin au village, et n'eut pas de mal à retrouver la petite auberge qui les avait accueillis. Tous les alentours portaient encore des traces de combat ; et lorsqu'il frappa à la porte, il lui fallut parlementer longtemps avant que l'on consentisse à lui ouvrir. Il eut peine à reconnaître l'hôtesse, tant l'inquiétude qui la rongeait l'avait changée : elle paraissait amaigrie, vieillie, comme cassée. Seule la peur la faisait encore mouvoir.
"Nous savons que les Patauds ont lancé des colonnes infernales, qui brûlent tout... Elles vont sûrement passer par ici...
– Hé bien, dit Silvère, si vous croyez ces choses-là, que ne fuyez-vous ?
– Et pour aller où ? Partout, il y aura des Hussards, partout des commissions militaires qui vous jugent en cinq minutes et vous expédient à la guillotine...Non, voyez-vous, il ne reste qu'à attendre... et espérer qu'ils passeront un peu plus loin..."
"Voilà la Vendée bien démoralisée, songeait Silvère. Dans le fond, il suffisait de lancer le bruit de ces colonnes... Si à présent on leur proposait un armistice, leur soulagement serait tel qu'ils accepteraient n'importe quoi !..."
Mais le massacre découvert le matin l'empêchait de respirer à l'aise. Il était trop honnête avec lui-même pour ne pas se dire qu'il avait là une sinistre preuve de la réalité de ces fameuses colonnes.
En attendant, il devait fuir le pays le plus vite possible. Il se souvint heureusement de la chaînette qu'il portait au cou depuis son enfance, cadeau de sa marraine. Il avait depuis longtemps ôté les médailles, signes par trop évidents d'une superstition à laquelle il n'adhérait plus, mais conservé la chaîne, en souvenir... Hé bien ! Puisqu'il n'avait plus le choix, il faudrait s'en défaire.
La femme observa le petit bijou d'un air faussement dubitatif ; mais Silvère avait eu le temps de voir briller dans ses yeux la flamme de la cupidité, à la seule mention de l'or. Après maintes hésitations, elle finit par se laisser convaincre de l'échanger contre un dîner frugal, une nuitée, et quelques provisions pour le lendemain.
"Elle me vole comme au coin d'un bois, et elle s'imagine que je ne le vois pas... Quel Tartuffe en jupon !" enrageait Silvère. Mais il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Dès le lendemain, il s'apprêta à partir pour Saint-Fulgent. Il comptait passer sans se faire repérer d'aucun des deux camps.
"Il faut que je revienne au Mans, ou, à tout le moins que je repasse la Loire. Si les nôtres me prennent ici, je passerai pour un Brigand, et comment leur expliquer ma présence ? Je serai fusillé, ou comme insurgé, ou comme déserteur. Cholet est à une dizaine de lieues de Saint-Fulgent ; en marchant bien, sans me faire prendre, je peux y être dans deux ou trois jours, quatre au plus tard. C'est une ville assez grande, on s'y fond plus facilement. Là, je trouverai bien un moyen de gagner la Loire..."
Il en était là de ses réflexions, lorsqu'il entendit une conversation dans un coin de la salle. On disait que Charette s'apprêtait à gagner Legé, et qu'il tenterait de s'emparer de ce petit bourg, non loin des Lucs... Mais il eut beau tendre l'oreille, il ne put en entendre davantage.
Il partit donc, le cœur peu tranquille. L'hôtesse, qui l'avait pris en sympathie (la chaînette d'or y étant sûrement pour quelque chose !) le dissuada de prendre la route directe, par Saint-Fulgent.
"Pour Cholet, mieux vaut prendre plus au nord, par Chavagnes-en-Paillers. C'est un peu plus loin, mais on rencontre moins de patauds !"
Durant un temps qu'il eut peine à évaluer, Silvère dut mener une vie étrange, clandestine et pleine de périls. A peine était-il parti de Chauché qu'il faillit donner sur une bande de Brigands sortis d'on ne sait où : il n'eût que le temps de se couler dans un taillis pour ne pas être repris ; il comprit alors qu'il lui serait bien plus difficile de retourner chez lui que de venir jusqu'ici. La guerre, un temps endormie, s'était réveillée avec une violence inouïe, et il lui faudrait échapper aux deux camps à la fois, également dangereux pour lui. Quelle situation absurde ! Alors, il résolut de se tenir caché tout le jour, de n'avancer que la nuit, pillant les œufs des poulaillers pour survivre... A ce train, il se trompa plusieurs fois, tourna en rond, et finit par ne plus très bien savoir où il se trouvait. Fort heureusement pour lui, le temps se montrait plus clément, une certaine douceur, inaccoutumée en cette saison, ayant enfin succédé aux grands froids. Il entendait parfois des rumeurs de batailles, des bruits étouffés de canons et de fusils. Le vent semblait porter des cris, avec l'odeur de la fumée et du sang mêlée à celle de la poudre. Les cavaliers de l'Apocalypse se déchaînaient sur la Vendée.
La nuit, lorsqu'il sortait de ses précaires refuges, il apercevait au loin des lueurs d'incendie. Des fermes, des villages entiers brûlaient.
Un matin, bien avant l'aube, il se trouva devant un village (3). Toute la nuit, un chien avait hurlé à la mort, et ce cri lugubre, obsédant, l'avait empêché de dormir. Comme attiré par cet appel, il s'avança.
Il fut tout d'abord saisi par une âcre odeur de brûlé, mais non pas l'odeur chaude de l'incendie : une puanteur de foyer éteint, plus sinistre encore que celle du feu.
Toutes les maisons avaient brûlé. La rue unique était déserte. Mais çà et là, quelques cadavres jonchaient le sol, qui les bras en croix, qui roulés en boule. Le sang, qui avait coulé sous eux, avait pris une teinte marron, poisseuse. Aucun ne portait d'armes, mais on les leur avait sans doute prises.
Silvère, bouleversé, entra dans plusieurs maisons. Elles étaient vides. Tout ce qui avait pu être pillé l'avait été, le reste brisé, éventré, brûlé. Il se dirigea vers l'église. Elle aussi avait été incendiée, et le jeune homme fut intrigué par des traces de balle, de mitraille sur toute la façade. La porte semblait bloquée de l'intérieur. Il la poussa, quelque chose résista. Il insista... et recula, paralysé d'horreur.
On avait rassemblé là tout le village, hommes, femmes, enfants. Et on y avait mis le feu. Ceux qui tentaient de sortir étaient impitoyablement abattus par les soldats qui se tenaient à l'extérieur, tout autour. Aucun survivant à espérer, sinon le chien de tout à l'heure, à demi fou de terreur, et qui s'était enfui à son approche.
Silvère s'en alla à reculons, comme assommé. Il alla s'écrouler un peu plus loin, en proie à un affreux désespoir. Cette fois, ce n'était plus la guerre, ce n'était plus rien que l'horreur absolue et gratuite.
Ainsi donc, tout pouvait être vrai ? Tout ce que l'on racontait, les colonnes infernales, les massacres systématiques, la destruction massive et calculée de tout un peuple ? Tout un peuple !... et un peuple français !... Et alors même que la guerre s'achevait, que la menace s'éloignait !
Il ne sut jamais combien de temps il resta là, prostré. Des visages lui passaient devant les yeux : Thibaut, Joachim, tous ses amis du Club... Aucun d'eux n'aurait pu commettre une chose pareille. Jamais. Et les plus importants, les Levasseur, les Philippeaux... Tout ce à quoi il croyait ; la belle devise de la République, qui dans un crescendo majestueux, glorifiait la Fraternité... Rien de tout cela ne pouvait expliquer le massacre. Encore moins le justifier. Il y avait là quelque chose de monstrueux, d'incompréhensible.
Sans doute, ils ignoraient tout de ce que l'on faisait, ici, en leur nom. Jamais ils n'auraient ordonné, ni même couvert, une pareille horreur, une si abominable absurdité. On tuait, on pillait, on br–lait en leur nom, et ils n'en savaient rien ! Des fous dangereux menaient leur petite guerre derrière leur dos... Des fous qu'il faudrait arrêter, car qui sait jusqu'où ils seraient capables d'aller, si on les laissait faire !...
Il fallait repartir, gagner au plus vite l'autre côté de la Loire, pour pouvoir témoigner, alerter, faire cesser l'horrible contagion...
Il se sentit investi d'une mission. Puisqu'il savait, il réveillerait les consciences. Il irait jusqu'à la Convention s'il le fallait, mais on l'écouterait !...
Il se remit péniblement en marche. Le manque de sommeil, la faim qui le tenaillait, le choc qu'il venait de recevoir lui faisaient bourdonner la tête et ses jambes flageolaient.
Il fallait trouver du ravitaillement, et trouver un moyen d'avancer plus vite. Jusqu'à présent, il n'avait guère fait que tourner en rond, échappant aux uns et aux autres, sans vraiment trouver sa route. Il lui fallait un guide, ou du moins quelques renseignements sûrs... Il voulut approcher du village le plus proche (4) : mais une violente odeur de mort, portée par le vent, l'avertit qu'il trouverait là le même spectacle. Il n'y aurait rien, que l'insupportable trace du passage des Hussards ; pas âme qui vive, et la même désolation. Il passa au large.
Sans en avoir pleinement conscience, il avait rebroussé chemin, et se trouvait à présent à quelques lieues des Lucs-sur-Boulogne, comme si ce nom l'avait aimanté. Par ici, les collines se faisaient plus douces, le bocage couvrait tout de son inextricable réseau de chemins creux et de haies. Silvère hésitait à s'y engager plus avant.
Il y avait bien quatre jours qu'il n'avait rien mangé ; il ne souffrait plus de la faim, mais il sentait ses forces diminuer. Epuisé de douleur et de fatigue, il se laissa un moment couler le long d'une haie, incapable de bouger davantage, résigné à se laisser mourir là, sans plus faire d'effort.
Il dut perdre connaissance, car lorsqu'il ouvrit les yeux, il se trouva dans la salle d'une ferme. Un couple de paysans l'entourait, le considérant avec un mélange de pitié et de défiance.
Il leur raconta une partie de son histoire, de manière à se faire passer pour un des leurs. Il put rester quelques jours, reprenant des forces ; le paysan ne lui demandait rien
"Je vous aiderai dès que je le pourrai, dit Silvère.
– La seule façon de m'aider, répondit l'homme, c'est de reprendre le combat. Charette n'est pas loin des Lucs. Vous pourrez le rejoindre..."
A quelques temps de là, un matin, Silvère se sentit parfaitement remis, et annonça son départ à ses hôtes. Il leur dit son intention de se rendre aux Lucs. A sa surprise, l'homme prit un air à la fois grave et embarrassé.
"N'y allez pas.
– Pourquoi ? C'est le but de mon voyage... Et je dois y rejoindre les nôtres...
– Ils n'y sont plus. Ils ont pu échapper avant...
– Avant quoi ?
– Le village a été attaqué par les Hussards. Les Lucs n'existent plus. Nous venons de l'apprendre... Il n'y a pas de survivant."
Silvère sentit un froid glacial lui parcourir l'échine. Les images affreuses des villages incendiés lui sautèrent à la tête. Il interrogea d'une voix tremblante :
– Une amie très chère habite les Lucs. Elle s'appelle Mademoiselle de Linière... Savez-vous ?...
– Hé ! comment savoir ! Mais tout le monde dit que personne, au grand ni au petit Luc, n'y a réchappé..."
Plus décidé que jamais, le cœur étreint d'angoisse, Silvère se mit en route.
Il hésita longtemps avant de pénétrer dans le village du Grand Luc, où Marie lui avait dit avoir sa paroisse. Il voyait de loin la charpente calcinée de l'église. Tout autour, régnait cet étrange silence des catastrophes. Pas un chien n'aboyait, pas un coq ne chantait. On n'entendait que le croassement lugubre des corbeaux qui tournoyaient dans le ciel – un ciel bleu pâle de fin février. Il savait d'avance ce qu'il allait découvrir.
Mais il ne trouva nulle part de trace de Marie. Les habitants des villages voisins avaient enterré sommairement les cadavres, griffonné des noms sur un pan de mur de l'église qui ne s'était pas écroulé. Il déchiffra péniblement ces lignes maladroites, mais ne vit pas celui de la jeune fille, ni rien qui y ressemblât.
Il se souvint alors qu'elle habitait un manoir, non loin du village. Mais il n'y avait personne pour le renseigner. Il passa une partie de la journée à errer... Vers le soir, il trouva enfin une grande bâtisse, à l'écart de la route, qui pouvait correspondre aux descriptions que lui avait faites Marie. La porte était ouverte ; il entra en tremblant ; mais tout était vide, sans trace de vie. Marie et sa mère semblaient s'être volatilisées. Étaient-elles parties avant le massacre ? En avaient-elles été victimes ?
Après avoir fouillé de fond en comble la maison, il dut se résigner. Aucune trace ne put le mettre sur la voie. Rien ne semblait avoir été pillé, mais toutes les armoires, toutes les commodes étaient vides.
"Si elles avaient été tuées, je les aurais retrouvées là-bas... ou il resterait des indices... Elles sont donc parties vivantes. Arrêtées ? Enfuies ?... Comment savoir ?"
Il ne fallait pas s'attarder plus longtemps. Les hussards pouvaient revenir. Silvère prit la route du Nord, en direction de Nantes. S'il voulait agir, empêcher cette horreur, c'était là qu'il fallait agir, trouver le moyen de voir les représentants en mission, les convaincre... Nantes. Et Paris, s'il le fallait.
"Je leur raconterai ce que j'ai vu, se disait-il en marchant. Je leur dirai qu'on les trompe, qu'on leur ment. Qu'en leur nom, on pille, on vole, on tue impunément, et que l'on trahit la République en rallumant la guerre. Je leur dirai les troupeaux dispersés, les fermes incendiées, les femmes violées, les enfants assassinés... Des généraux incapables, des traîtres qui trouvent le moyen de s'enrichir comme en pays conquis ! Je leur dirai..."
Il entendit soudain un galop derrière lui. Des soldats arrivaient. Il grimpa lestement à un arbre qui se trouvait là ; et il attendit. Il vit passer, sous lui, une petite escouade de Bleus... En un tournemain sa décision fut prise. Il les laissa s'éloigner. Comme il l'avait escompté, un traînard arrivait après ses camarades. Il se laissa tomber de tout son poids sur l'homme, qui de surprise bascula sans un cri. Il eut tôt fait de l'assommer.
"Dommage, mon camarade, fit-il en le dépouillant de ses armes, un fusil à baïonnette et un poignard, mais nécessité fait loi !" Il trouva aussi quelque argent dans les poches de l'homme.
Il glissa l'uniforme bleu dans les fontes : "cela peut toujours servir, se dit-il, dès que j'aurai quitté le pays insurgé".
Et il reprit, non sans faire un grand détour, la route de Nantes. Il galopa environ deux heures, à bride abattue, sans faire d'autre mauvaise rencontre, et aperçut bientôt les premières maisons. Il devait y avoir marché, ce jour-là, car une foule de paysans se pressait sur le pont qui permettait d'entrer dans la ville. Il se mêla au nombre, et put entrer sans encombre.
La première chose qu'il fit, fut d'arrêter un crieur de journaux, et de faire l'emplette d'un journal ; il y avait si longtemps qu'il ne savait ce qui se passait ailleurs en France, et à Paris !
On y parlait de la guerre de Vendée, et aussi des nouvelles de Nantes. C'est ainsi qu'il apprit que non seulement la Convention n'ignorait rien des massacres, mais qu'elle-même les ordonnait et les encourageait. Il lut, le cœur chaviré, les mots atroces par lesquels Tureau commentait le massacre des Lucs : "Aujourd'hui nous avons décalotté toute une nichée de calotins... nos troupes ont progressé normalement."
Il apprit que la Loire, ce fleuve qu'il avait passé le matin même sans le regarder, charriait plus de cadavres que durant les combats d'Ancenis et de Savenay, et que Carrier noyait prêtres et suspects sous le regard joyeux d'une foule toujours plus compacte...
Il en fut accablé. Tout ce qu'il avait rêvé, attendu, espéré de la Révolution s'achevait donc comme cela, dans le déchaînement de la barbarie, dans le triomphe de l'intolérance et de la haine ? Ainsi, on avait chassé les tyrans, détruit la superstition, pour en arriver à une dictature pire encore, et plus meurtrière ?
"Et moi-même, si je n'avais pas connu Marie, si je n'étais pas allé là-bas, si je n'avais pas vu, de mes yeux vu ce que représentent ces mots terribles... N'applaudirais-je pas à la mort des ennemis de la liberté ? Ne réclamerais-je pas, moi aussi, d'autres têtes ? Non... Je ne me suis pas battu pour tout cela... Non. Je ne peux pas l'accepter."
Pris d'un immense désespoir, il errait sans but à travers la ville, sans même songer à trouver un gîte pour le soir. Soudain, il s'aperçut qu'il se trouvait au port. Des bateaux s'apprêtaient à repartir, tandis que d'autres déchargeaient leur cargaison. Il songea avec amertume que d'ici étaient partis tant de navires qui allaient chercher des esclaves en Afrique, pour les emporter, à des milliers de milles nautiques de leurs côtes, sur des îles où ils mourraient de misère et d'épuisement, "pour que nous puissions manger du sucre en Europe"...
"Avons-nous seulement aboli l'esclavage ? Avons-nous seulement supprimé cette abomination qui transforme des hommes en marchandise, ou en gibier ? Si nous parvenions seulement à cela, alors notre honneur serait un peu reconquis... Mais les trafiquants de bois d'ébène, et les représentants des "Petits Blancs" ferraillent dur, à la Convention..."
Soudain, son regard fut attiré par une bannière étoilée qui flottait sur l'un de ces navires. C'était une frégate américaine, qui s'apprêtait à partir pour le nouveau monde.
Ce fut un trait de lumière. Puisque ici, la Révolution était trahie, puisque tout sombrait dans la barbarie, puisque Marie, sans doute, était morte ou disparue à jamais, pourquoi ne pas recommencer ailleurs ? Dans un monde tout neuf, dans une toute jeune démocratie pas encore avilie par les massacres, pourquoi ne pas tenter de retrouver un idéal, pourquoi ne pas essayer de vivre, enfin, en homme ?
Bondir sur le pont, trouver un truchement pour se faire comprendre, payer une partie de son passage grâce à l'argent du hussard, vendre son cheval ne fut que l'affaire d'une journée. Pour le reste, il aiderait aux manœuvres, assisterait le vieux médecin du bord... Le capitaine se laissa convaincre.
Il passa le reste du jour dans une excitation folle. Déjà son imagination lui dessinait les contours d'une terre immense et vierge, où des hommes libres pourraient vivre dignement. Il s'arrêterait à New York, ou à Boston. Là, il trouverait bien un moyen de subsister, peut-être même de faire fortune. Tant de perspectives s'ouvraient à un homme énergique et intelligent... Quand il serait bien installé, il ferait venir son fils, si toutefois celui-ci était encore vivant. Peut-être même sa mère et sa sœur... Et puis un jour, quand la paix serait rétablie dans ce pays-ci, il reviendrait, tenterait de savoir ce qu'il était advenu de Marie...
Dès l'aube, il monta sur le pont. L'équipage américain accueillit avec surprise et chaleur ce Français qui voulait devenir citoyen américain... La France, depuis La Fayette, était une source sans fin de légendes et d'admiration.
Mais l'enthousiasme de Silvère était vite retombé, comme une ivresse factice. Il se sentait mal à l'aise, coupable. Une image lui revenait sans cesse en mémoire : celle de ces émigrés, qui avaient trahi leur patrie au pire moment... On dit que les rats abandonnent un navire qui coule ; n'était-il pas en train de se comporter comme un rat ?
"Tous ces crimes, tout ce sang... Jamais je ne pourrai les pardonner à la Convention. Et pourtant ! Nous avions un idéal de liberté, de fraternité, et nous l'avons fièrement écrit au fronton de tous nos monuments. Nous avons chassé nos rois, et établi la plus belle des Constitutions que des hommes aient pu établir... Nous avons aboli les privilèges, et proclamé l'égalité entre les hommes. Nous avons commencé à créer des écoles, nous avons transformé des sujets, des esclaves, en citoyens capables de prendre en mains les destinées de toute une nation... Nous avons fait reculer l'Europe entière !
C'est vrai, nous avons failli, en Vendée, et de quelle atroce façon... Trop de sang répandu, trop de suspects arrêtés, trop d'exécutions sommaires... Nous avons trahi nos propres principes, mais nos principes étaient bons !..."
Les manœuvres du départ avaient commencé. Le navire bruissait de toute part d'une activité bourdonnante et précise à laquelle Silvère ne comprenait rien. Les cris des hommes, le vacarme des haubans claquant sur les mâts l'assourdissaient. Mais son malaise allait grandissant.
"...Et moi, au moment où le combat s'annonce le plus rude, au moment où il faudra lutter de toutes ses forces pour que triomphent enfin nos idéaux de liberté et de tolérance, où il faudra construire la paix, ce qui est autrement plus difficile que de faire la guerre, moi je m'en vais... Ai-je tort de désespérer des hommes ? Ai-je raison d'abandonner mon pays ? Ne faudrait-il pas que des gens comme moi, qui savent ce dont ils parlent, éclairent enfin le peuple et l'empêchent de courir à sa perte ? Ne serait-ce pas à nous, les témoins et les humanistes, de dire la vérité, de couvrir la voix de tous ces démagogues, de ces fauteurs de haine et de massacres, qui masquent leur incompétence en criant au loup ? On risquerait sa tête... Hé ! Le danger ne m'a jamais fait peur. Mais si je pars maintenant, ne me le reprocherai-je pas comme une lâcheté ?"
Un léger tangage lui apprit qu'on venait de quitter le quai. Ainsi, c'en était fait. Déçu, meurtri, Silvère quittait ce pays qui lui avait donné tant d'espoir.
Il se précipita sur le château arrière. Remorqué par un petit bateau, la frégate remontait l'estuaire jusqu'à l'Océan. Bientôt, ce serait la haute mer. Déjà on ne distinguait plus les remparts de Nantes que dans une brume.
Alors, ce fut plus fort que lui. Silvère prit son élan, et sauta par dessus-bord.
Et tandis qu'il revenait, en nageant vigoureusement, vers la terre, une immense paix se fit dans son esprit. Le combat décisif ne se livrerait pas sans lui.
FIN.
Le Mans, le 24 février 1997.
NOTES :
Evêque constitutionnel du Mans. Voir première partie.
Pluviôse : mois du calendrier révolutionnaire, du 20 janvier au 18 ou 19 février.
Les Vendéens, tantôt éditaient leur propre monnaie, sous forme de bons "remboursables à la paix", tantôt utilisaient de vrais assignats, mais en biffant l'inscription ou en les pliant de telle façon que l'inscription se lisait "mort à la République".
Peut-être Chavagne en Paillers.
Il s'agit du village des Brouzils, massacré et détruit par la division Cordellier le 23 février 1794.