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Le blog d Artemisia L
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Sylvère Derouet, I, Les temps nouveaux. Chapitre II

Sylvère Derouet, I, Les temps nouveaux. Chapitre II

 

CHAPITRE II

 

La Société d'Outre-Pont.

 

Silvère et Thibaut décidèrent donc, un beau soir d'automne, de se rendre à la société Fraternelle d'Outre-Pont. Il fallait pour cela quitter les quartiers du centre, descendre vers la Sarthe - un endroit où ils s'aventuraient fort peu à l'ordinaire - et se rendre dans l'église Saint-Victeur, de l'autre côté de la rivière.

En arrivant sur les quais, ils furent tout d'abord assaillis par une odeur épouvantable, de détritus, de pourriture et de misère. La rivière était devenue, au fil des années, le grand dépotoir où se déversaient toutes les ordures de la ville. Sur ses rives étaient installés toutes sortes d'ateliers malodorants : tanneurs, corroyeurs, teinturiers, qui profitaient de cette eau courante pour établir leur industrie, et qui y rejetaient leurs déchets infects. La puanteur était atroce, comme la saleté qui envahissait les ruelles étroites, jamais nettoyées car aucun charroi n'y pouvait passer.

"Hé bien, fit Thibaut, ça ne sent pas la rose, par ici !"

Mais de l'autre côté de la Sarthe, sur la rive droite, le spectacle qui s'offrait à eux leur parut plus terrifiant encore : ce n'étaient que taudis, barraquements croulants, flaques de boue. Des petits enfants à demi nus jouaient dans la rue ; on entendait, un peu partout, le ronflement sourd des métiers à tisser, des coups de marteau, des grincements : tout un peuple au travail, obscur, misérable, inquiétant.

"Je me m'aventurerais pas ici à la nuit tombée, murmura encore Thibaut. Un coup à se faire couper la gorge !

- Hé oui, le peuple, ce n'est pas très décoratif, ironisa Silvère.

L'église Saint-Victeur se trouvait comme emprisonnée dans tout un dédale de ruelles obscures et puantes. C'était un petit bâtiment gothique, que l'on avait aménagé en salle de réunion. Ils entrèrent.

La séance n'était pas encore commencée. Ils furent d'abord assaillis par un vacarme inhabituel. Ici, chacun discutait à voix haute, on s'interpellait, on criait, on se hélait d'un gradin à l'autre dans un joyeux tohu-bohu. Mais ce qui les frappa le plus, ce fut l'odeur, forte, lourde, écoeurante, faite d'haleine empestée d'ail et d'oignon cru, de vinasse, de sueur. Les gens qui venaient ici étaient des ouvriers, qui arrivaient directement de leur travail sans s'être changés. Il y avait aussi des femmes, beaucoup de femmes entourées d'enfants hurleurs et tapageurs, et qui venaient assister aux séances.

Comme les deux jeunes gens regardaient autour d'eux, un peu ébahis, et résistant de leur mieux à une irrépressible envie de prendre la fuite, ils entendirent une voix rauque derrière eux :

"Hé ! des fils à papa ! qu'est-ce que vous cherchez ici, mes chéris ?"

Silvère, piqué au vif, se retourna d'un bloc : il eut le temps d'apercevoir un immense escogriffe, décharné comme un chat :

"Et qui es-tu, toi, pour nous parler sur ce ton ? J'ai autant le droit d'être ici que toi !

- Les aristocrates n'ont rien à faire ici ! Ni nulle part, d'ailleurs... Sauf au bout d'une pique !

- Tu me prends pour un aristocrate, fit Silvère, suffoqué d'indignation. et, tandis que l'autre commençait à le bousculer pour le faire sortir, il lui envoya un maître coup de poing qui l'envoya par terre.

- Et celui-là, c'est un aristocrate, aussi ?"

Mais l'autre s'était déjà relevé, et lui tendait la main en riant :

"Je vois que tu sais te battre, dit-il, et que tu as le coeur bien accroché. Mais quelle idée de te pointer ici habillé comme un prince !

- Je m'appelle Silvère Derouet ; et je suis révolutionnaire tout comme un autre ! Et voice mon ami Thibaut...

- Derouet... comme Jean Derouet, le fabriquant ?

- C'est mon père...

- Ah ! moi, je m'appelle Joachim. Je suis ouvrier tisserand, et je travaille pour ton père... J'avais raison, en somme, tu es un prince ! Mais où as-tu appris à te battre ? Tu ne te défends pas mal, pour un fils de famille...

- Tous mes amis n'étaient pas des fils de famille, figure-toi...

- Et vous venez nous rejoindre... C'est bien, ça !"

La séance commença. En gros, le cérémonial était le même qu'aux Minimes. Le Président entra, suivi du secrétaire de séance et d'un assesseur, et demanda solennellement le silence. Aussitôt, tout se tut. Même les enfants, qui l'instant d'avant jouaient à se poursuivre entre les gradins, semblaient saisis par la gravité de l'instant.

Le Président - un grand jeune homme d'une trentaine d'années, dont Silvère ne put entendre le nom - commença par lire les nouvelles importantes reçues de la société mère de Paris (le club était affilié aux Cordeliers), et les derniers décrets de l'Assemblée nationale. Il les expliqua longuement, si longuement, même, que Silvère eut un mouvement d'impatience.

"A quoi bon s'étendre si longtemps ? C'est dans le journal !

- Mais beaucoup ici ne savent pas lire... moi le premier, mon cher !" répliqua Joachim. Silvère rougit jusqu'à la racine des cheveux.

- Excuse-moi, dit-il. Je ne savais pas...

- Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas... Tu apprendras. Vois-tu, ici, pour nous, le club, c'est comme une école. Des siècles qu'on nous a laissé dans l'ignorance...

- Chut ! Chut ! fit quelqu'un."

Silvère alors observa mieux autour de lui. Les mines qui, à l'entrée, lui avaient semblé si patibulaires, étaient maintenant tendues dans un effort extrême pour comprendre, pour saisir tous les mots des orateurs qui se succédaient à la tribune, le bonnet phrygien sur la tête. Personne n'interrompait celui qui était en train de parler ; tous les yeux étaient brillants et l'on retenait son souffle. Il y avait quelque chose de touchant dans ces hommes rudes, qui découvraient avec émerveillement la vie politique.

Ici, le tutoiement était de rigueur, et l'on se donnait volontiers le beau titre de citoyen - et ce n'était pas vaine rhétorique pour ces gens qui, depuis des siècles, n'avaient jamais eu aucun droit. La Société bourdonnait d'activités : d'abord on lisait, ou plutôt on disséquait les journaux venus de Paris et de toutes les provinces ; le club en recevait chaque semaine une bonne vingtaine, avidement commentés, avec un esprit critique toujours en éveil ; c'est que tout cela était complètement nouveau ! Pouvoir enfin participer à la vie de la Nation, infléchir la politique de l'Assemblée, ne plus subir des décisions prises ailleurs sans que quiconque soit consulté, quelle merveille ! Quelle dignité ! Ils se sentaient enfin des hommes ! Ils témoignaient alors d'une volonté farouche de comprendre, d'apprendre ; les plus instruits expliquaient aux autres, dans un grand élan de fraternité. Silvère ne pouvait s'empêcher de les admirer, eux qui, après des heures de labeur effrayant, trouvaient encore le courage de fournir un tel effort. Et il songeait avec malaise au mépris qu'on leur témoignait, dans les salons comme celui de Madame Yvard de la Lande, que fréquentaient tant d'oisifs, ou même à la Société des Minimes, où l'on avait tout simplement décrété qu'ils n'avaient pas le droit d'être citoyens à part entière !

Il n'y avait pas que des ouvriers à la Fraternelle, mais aussi bon nombre de jeunes bourgeois écoeurés de l'élitisme et du modérantisme des Minimes, et séduits par les discours radicaux que l'on tenait là : oui, il fallait le suffrage universel, oui, il fallait donner des armes au peuple, permettre à tous l'accès à la garde nationale ! Oui, il fallait permettre les coalitions ouvrières, fixer autoritairement les salaires et le prix du pain !

"- Regarde celui-là, lui dit un jour Thibaut en le poussant du coude. On trouve vraiment de tout, ici !"

Silvère aperçut un homme d'une trentaine d'années, mal rasé, au regard ardent.

"- Qui est-ce ?

- Tu ne le reconnais pas ? C'est Pottier de la Morandière, un ci-devant, grand fripon devant l'Eternel...

- ... et sans-culotte sincère ! protesta Joachim, qui les avait entendus.

- C'est tout de même surprenant de le voir là...

- Vous y êtes bien, vous ! Fils de marchand et d'avocat ! Et amis des Yvard de la Lande..."

Silvère sursauta, comme pris en faute :

- Comment le sais-tu ?

- Hé ! Tout se sait...

- Je ne les fréquente guère que pour mon travail... Ce sont des clients de Maître Bonnefoy...

- Va ! Ne te défends pas ! Je sais bien que la petite Suzie est charmante...

- Tu la connais ?

- Moi, non. Mais notre ami Roustel que tu vois, là-bas - il désignait un grand jeune homme qui pouvait avoir l'âge de Silvère - la connaît bien. Oh ! rassure-toi, en tout bien, tout honneur. C'est un ami de son frère..."

 

Bientôt, Silvère se mit à fréquenter régulièrement la Fraternelle. Mais il se sentait mal à l'aise ; il menait en quelque sorte une double vie ; chez Maître Bonnefoy, chez son père, dans le salon de Marie-Anne, il était le fils de famille, riche d'espérances et avide de réussite, qui aimait la bonne chère, les parfums raffinés, les grands vins, la musique de chambre ; à la Fraternelle, il devenait un Révolutionnaire austère, prêt à se battre pour une société plus juste, où l'égalité ne serait plus un vain mot - une société où les Yvard de la Lande n'auraient plus guère leur place. Il souffrait de cette contradiction, mais il ne parvenait pas à choisir.

Il résolut un jour de s'en ouvrir à Joachim ; peut-être une discussion franche l'éclairerait-elle sur sa vraie nature. Il alla le trouver chez lui, un dimanche après-midi. Ce ne fut pas facile, car Joachim, par pudeur peut-être, n'avait jamais expliqué qu'en termes vagues où il habitait ; mais, en interrogeant deci, delà, Silvère parvint à dénicher son logis.

Joachim logeait dans la paroisse de Gourdaine, le long de la rive droite, un des quartiers les plus misérables du Mans. Il fallut entrer dans une sorte de cour intérieure, puis descendre dans une cave constamment dans la pénombre. Suffoqué par une odeur de moisi, de renfermé, à laquelle se mêlait celle de la laine, Silvère ne distingua d'abord rien ; puis il parvint à discerner la silhouette massive d'un métier à tisser qui occupait toute la pièce. Tout autour, des paillasses. Le tout suintait d'humidité. Des ballots de laine occupaient tout l'espace disponible. Joachim vivait là avec deux jeunes frères et trois soeurs ; ses parents étaient morts depuis plusieurs années, et il avait dû assumer, seul, la subsistance de la famille. A présent, les filles travaillaient comme fileuses, un métier misérable ; parfois, elles arrondissaient les fins de semaines, à ce que crut comprendre Silvère, par des moyens moins orthodoxes... Des deux frères, l'un commençait à gagner quelques sous à de menus travaux ; débrouillard et rapide, il portait les billets, faisait de petites commissions pour des bourgeois de rencontre ; parfois aussi, il mendiait. L'autre, petit, malingre, toussait beaucoup, et semblait ne pas devoir vivre longtemps... Joachim avait d'abord paru gêné de cette intrusion dans son univers ; à présent, il expliquait tout cela, avec un mélange de gouaille et de réserve, à un Silvère sidéré.

Celui-ci, profondément ému, avait honte de ses habits élégants, du cuir brillant de ses bottes, du confort dans lequel il vivait... Dans un élan de sensibilité, il aurait voulu donner à son ami l'or que contenait sa bourse, son manteau, tout ce qu'il possédait. Joachim l'observait d'un oeil critique :

"- Je te devine, dit-il. Tu es généreux, et ce que tu vois te fait mal. Je t'en suis reconnaissant... Mais je pense aussi que tu voudrais faire disparaître tout cela d'un coup de baguette magique... Comme s'il suffisait de donner pour corriger l'injustice !"

Silvère, honteux d'être si transparent, se sentit rougir. Il comprenait que son ami avait raison.

"Tu vois, continuait celui-ci, moqueur, des gens comme toi qui donneraient leur chemise, des gens généreux et désintéressés, on en voit plein par ici ! On nous distribue du pain, on construit un hôpital pour les pauvres... De grandes dames font la charité... Résultat : la misère ne recule pas d'un pouce. Et nos petits frères continuent à crever de faim et de fatigue.

- Alors, quoi ?

- La solution n'est pas là. Tu peux donner tous les secours que tu voudras, ça ne changera rien !

- Il n'y a rien à faire, alors ?

- Oh ! si ! Il faut se demander pourquoi il y a des riches et des pauvres ; pourquoi les propriétaires sont toujours plus riches, et ceux qui n'ont rien, ceux qui n'ont que leur travail, toujours plus pauvres. Il faut changer cela, c'est à dire le fonctionnement même de la société... Faire en sorte que les ouvriers puissent réellement négocier leur salaire, et que les laboureurs ne soient plus les seuls maîtres du prix du pain... Tu comprends cela ? C'est toujours nous qui payons ! Les paysans, les laboureurs ont tout intérêt à ce que le blé soit le plus cher possible, et nous payons ! Et on nous dit que c'est juste, au nom de la propriété ! Les fabriquants, qui possèdent nos métiers, qui nous donnent du travail, ont tout intérêt à nous payer le moins possible... Et là encore, nous n'avons rien à dire ! Toujours au nom du droit sacré de la propriété !... Et d'ailleurs, qui fait les lois ? Qui vote ? Qui détient les armes pour les faire appliquer, ces lois ? comme par hasard, les laboureurs et les fabriquants... Il paraît que nous n'en sommes pas dignes ! Voilà pourquoi Samuel, mon petit frère, tousse à s'en défoncer la poitrine, parce que je n'ai pas les moyens de payer le médecin ! Voilà pourquoi mes petites soeurs, quelquefois, pour ramener quelques sous de plus à la maison  couchent avec des bourgeois qui par-dessus le marché se permettent de nous faire de la morale ! Et voilà pourquoi je suis Sans-Culotte !"

Joachim, fatigué d'un si long discours, s'épongeait le front ; Silvère, atterré, regardait autour de lui. Il se souvenait, avec un sentiment de honte, de certaines discussions qu'il avait surprises au cours de dîners chez son père. Dans ces conversations d'hommes bien nourris, il était souvent question de la dure crise qui secouait la fabrication de l'étamine depuis une dizaine d'années : la laine brute trop chère, les débouchés plus aléatoires ; et il y avait toujours quelqu'un pour protester contre les revendications exorbitantes des tisserands et des fileuses :

"- Ils veulent toujours gagner plus, ils vont nous ruiner ! disait un homme trop gras en étouffant un rot discret.

- Et leurs coalitions... Ce sera la mort de la fabrique !

- Les coalitions, les corporations... Ce sont des survivances de l'Ancien Régime ! Il faut abolir tout cela !

- Il faut rétablir la liberté des prix et des salaires ! Voilà le progrès !

 - Il faut diminuer le prix de la main d'oeuvre, si nous voulons être compétitifs ! Et ces tisserands qui nous vendent l'aune toujours plus cher... S'ils diminuaient les salaires...

- De toutes façons, concluait toujours victorieusement quelqu'un, s'ils nous ruinent, ils crèveront de faim ! Et ils ne sont même pas assez malins pour voir cela ! C'est bien la preuve qu'ils ne sont pas capables de raisonner, et que ces histoires de suffrage universel sont une ânerie..."

            Ces discours avaient toujours révolté Silvère, mais jusqu'alors, il n'avait rien ou presque à répondre : il ne mettait pas grand-chose derrière ces chiffres, ces données économiques qui paraissaient si rationnelles. Sa révolte, en quelque sorte, était sentimentale. Et puis, son père était un homme bon, qui faisait beaucoup pour les pauvres. Il les aidait de son mieux, il avait même créé une société de bienfaisance, une sorte d'atelier protégé où il embauchait - pour un petit prix, naturellement - des hommes et des femmes méritants et nécessiteux... Il n'aurait laissé personne mourir de faim. Et il avait appris à son fils que nous avons des devoirs envers les plus faibles, les plus malheureux.

            Et voilà que pour la première fois de sa vie, Silvère se trouvait en contact étroit avec ces gens qu'il n'avait jusqu'alors croisés que de loin. Et ces ouvriers, que l'on disait puérils et incapables de raisonner, voilà qu'en quelques phrases, ils étaient capable de démonter toute l'hypocrisie d'un pouvoir confisqué par les propriétaires et qui, sous prétextes de grands principes généreux, tendaient surtout à perpétuer, ou à agraver, un système qui leur réussissait si bien ! On proclamait la Liberté et l'Egalité ; mais cette dernière, décidément, tardait à venir...

Il vécut alors des jours d'inquiétude, ne se sentant bien nulle part. A la Fraternelle, il sentait monter la révolte des humbles ; à l'enthousiasme de la citoyenneté nouvelle se mêlaient parfois des cris d'amertume. Ici, l'on vénérait Marat, L'Ami du Peuple était la référence constante, et ses appels à la violence faisaient frémir le jeune homme, car, derrière les mots abstraits de "profiteur", d'"Aristocrate", il voyait des visages bien concrets, et qu'il aimait : son père, sa mère, sa soeur, Marie-Anne... Si un jour l'émeute éclatait, s'ils étaient menacés, de quel bord serait-il, lui ? D'un autre côté, les dîners hebdomadaires à l'hôtel des de La Lande lui pesaient de plus en plus ; les conversations lui semblaient futiles, sans intérêt ; il ne supportait qu'avec peine l'arrogance de Monsieur de Lory, de l'insupportable petit Crécy, la prétention et le pédantisme de Madame de Lory... Lorsqu'il songeait à son ami Joachim, les mets fins lui restaient sur l'estomac.

Plus que jamais il se sentait déchiré et inquiet.

 

Un soir qu'il sortait d'une séance à Saint-Victeur, un peu plus tôt que ses compagnons, car il avait mal à la tête et avait hâte d'aller dormir, il crut entendre des pas derrière lui. Il frémit, se souvenant d'histoires qu'il avait entendues sur ce quartier, d'hommes égorgés et détroussés... Il se retourna. Personne. Il se dirigea, pressant le pas, vers le pont Perrin. Il allait l'atteindre, lorsqu'il se sentit saisi par derrière :

"- Sus au bourgeois !"

Déjà, deux hommes le cernaient, l'un devant, l'autre derrière, le couteau à la main.

Il eut le réflexe d'envoyer un grand coup de poing au gaillard qui lui faisait face, et qui lâcha son surin en poussant un cri. Mais l'autre l'avait attrapé, et lui tordait le bras. A ce moment, surgirent Joachim et deux ou trois de ses compagnons ; en un instant, la bagarre fut générale, et les agresseurs, succombant sous le nombre, prirent la fuite. Silvère en fut quitte pour un oeil au beurre noir, et son beau manteau déchiré. Frottant son épaule douloureuse, il maugréa :

" Mâtin ! Si je les attrape, ceux-là...

- Laisse donc ! fit Joachim. Ils courent encore. Mais es-tu fou de sortir tout seul, en pleine nuit ? Tu veux faire le malin, tu te feras massacrer !

- Je n'ai pas réfléchi, admit Silvère.

 

Quand sa mère le vit arriver, à cette heure tardive, le vêtement déchiré et le visage en sang, elle poussa les hauts cris :

"Mais que t'est-il arrivé ? Voilà ce que c'est, que d'aller te perdre dans des endroits maudits... Ne peux-tu donc être raisonnable ?

"Que vas-tu donc faire là-bas ? renchérit son père. Tu vas finir par te faire dépouiller, et voilà tout... Si encore quelque fille de mauvaise vie ne t'entraîne pas au pire... Et puis, cela te trouble les idées. Ces gens-là veulent aller trop loin, détruire tout l'ordre social. Tu ferais beaucoup mieux de profiter de ton avantage chez les Yvard de la Lande pour te pousser un peu... Mais non ! Tu les boudes, tu avais une occasion magnifique dans les mains, et tu n'en fais rien ! Je ne comprends pas que tu manques à ce point de jugeotte !"

Et pour comble, Silvère dut subir, le lendemain, les quolibets du grand François :

"Voilà ce que c'est que de fréquenter les sans-culottes ! Te voilà aussi... déculotté !

- Veux-tu tâter de mon poing, comme mes agresseurs de cette nuit ?" répondit Silvère, sur un ton qui mit fin aux moqueries. C'est que le grand François, qui dépassait le jeune homme d'une bonne tête, n'était pas des plus courageux. Il n'avait nullement renoncé à ses préjugés. Silvère le soupçonnait d'ailleurs, tout au fond de lui, de n'avoir jamais réellement souscrit à la Révolution. C'était qu'il avait des ambitions ! Fils d'un avocat réputé, il espérait parvenir à la noblesse de robe, soit en achetant une charge annoblissante dès qu'il aurait pu obtenir sa part de l'héritage paternel, soit par un riche mariage ; des ambitions que nourrissait aussi, in petto, le père de Silvère. Mais la Nuit du 4 août, puis le décret du 19 juin 1790 abolissant définitivement les titres de noblesse, avaient ruiné ses espérances. Adieu titres, armoiries, riches livrées ! La Révolution égalitariste le laissait nu comme un ver. Il ne lui restait plus qu'à entrer dans la nouvelle aristocratie : celle de l'argent. L'étude de Maître Bonnefoy l'avait initié au droit ; il ne tarderait pas à s'initier aux affaires. Mais en attendant, il avait choisi son camp, au moins provisoirement, et fulminait volontiers contre ces "brigands", ces "séditieux", qui méritaient la guillotine ! Il serait toujours temps de changer de discours, si les circonstances l'exigeaient.

Mais il se serait bien gardé d'affronter directement Silvère, et il se contentait généralement de remarques ironiques, d'allusions méchantes qu'il ne poussait jamais trop loin.

 

Cet incident fut décisif : l'opposition qu'il rencontrait réveilla Silvère ; il devait faire un choix, si difficile que cela fût. Et si son coeur le poussait vers Marie-Anne, si une petite voix moins pure lui murmurait que là était la clé de la réussite sociale, d'une vie luxueuse et facile à laquelle il aspirait malgré tout, sa raison l'en écartait. Il résolut de rompre.

Il n'eut pas cette peine.

Un jour, il vint comme à l'accoutumée, mais il la trouva toute habillée, debout, l'air grave.

"- Je reçois à l'instant une lettre de mon mari, dit-elle. Il revient de Paris dans quelques jours, et il est malade. Vous comprenez, mon ami, combien je suis inquiète ; c'est pourquoi je désire me consacrer entièrement à lui tant que sa santé ne sera pas entièrement rétablie."

Silvère en resta béant.

" Comment, Madame, ce mari dont vous m'aviez laissé entendre qu'il vous était indifférent... ?

- Ai-je jamais dit une chose pareille ? Non, non, mon ami, vous vous trompez. C'est un homme bon et généreux, et le plus précieux des amis et des confidents. Je ne puis l'abandonner quand il souffre !"

Silvère fronça les sourcils, à cet éloge inattendu.

"-Cela vous étonne, continua Marie-Anne. Pour vous, comme pour beaucoup de gens, un mari, c'est un ennemi. Cela est malheureusement vrai pour la plupart des femmes... J'ai eu pour ma part une chance extrême.

"J'avais seize ans, continua-t-elle, quand on m'a sortie du couvent pour me mettre dans le lit de Charles Yvard de la Lande. Nos deux familles, paraît-il, y avaient intérêt, et en me vendant, ont fait l'économie d'un long procès... Passons !

J'avais tant rêvé... Jugez de mon désespoir ! Charles avait trente-six ans, et ne ressemblait en rien au beau jeune homme de mes songes... Mais il sut me comprendre, m'apprivoiser. Il ne chercha jamais à m'infliger un lien conjugal que j'eusse rejeté de toutes mes forces. Nous eûmes deux enfants (il fallait bien souscrire un peu aux convenances) ; puis il me rendit mon entière liberté. Dès lors, je cessai de le haïr ; j'appris à le connaître. Je vis en lui le père que je n'avais pas eu, le confident de mes joies et de mes peines. C'est un délicieux compagnon, savez-vous ! De son côté, il jouit, bien sûr, de la même licence... Mais à présent, son état m'alarme. Je vais l'accompagner à Ballon, où il trouvera le calme nécessaire à son rétablissement. Je lui dois bien cela !

- Ainsi, vous partez... fit Silvère, ému. Je reconnais votre bonté. Et je m'incline... Mais, Madame, nous reverrons-nous ?

- Je l'espère, mon ami ! Car je vous regretterai fort !"

 

Quelque temps après ce dénouement, qui laissa Silvère soulagé mais un peu mélancolique, il apprit que Suzie, qui avait suivi sa maîtresse à Ballon, allait se marier avec son gros maître d'hôtel.

"Voilà donc que les circonstances tranchent pour moi" se dit-il, assez mortifié.

 

Vers le début du mois de Décembre, Slivère vit un soir son père arriver d'un air grave.

"Que se passe-t-il donc ? lui demanda-t-il.

- Le Roi vient d'accepter la Constitution Civile du clergé...

- Mais c'est une excellente nouvelle ! Ainsi donc, les prêtres seront obligés de prêter serment à la Constitution ?

- Oui. Apparemment, c'est une victoire, mais... je crains qu'elle ne soit porteuse de bien des conflits...

- Quel manque de confiance !

- La Révolution a déjà beaucoup d'ennemis, fils. Et cela va les multiplier !

A l'étude de Maître Bonnefoy, au contraire, ce fut l'allégresse : on se mit à se congratuler, à chanter, à danser : les prêtres allaient désormais devoir cesser leurs prêches ridicules mais dangereux contre les idées nouvelles, la France se libérait enfin définitivement de la pesante tutelle du Pape ! Le voltairien notaire était d'un anti-cléricalisme si virutent que Silvère se demandait parfois, in petto, si tout son credo révolutionnaire n'était pas contenu dans ce seul et unique article : à bas l'église !

Les deux Sociétés, celle des Minimes et celle d'Outre-pont, d'accord pour une fois, en firent une véritable fête, avec discours enflammés, chants et farandoles. Par des placards qui fleurirent partout dans le centre ville, la Municipalité annonça que le Serment devrait être solennellement prêté le dimanche 16 janvier 1791, en la cathédrale Saint-Julien, au cours de la Grand-messe, devant toute la population rassemblée.

 

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