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Le blog d Artemisia L
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Sylvère Derouet, II, L'Année de la Déchirure. Chapitre II

Sylvère Derouet, II, L'Année de la Déchirure. Chapitre II

La saveur de la poudre (mars - juin 1773).

Il se présenta un lundi matin au bureau de recrutement. Deux hommes y siégeaient, dont un gros homme à moustache qui le contempla d'un œil sévère.

ôC'est bien, Citoyen, je vois que tu viens faire ton devoir... Mais permets-moi de te poser une question : comment se fait-il, fait comme tu es, que tu aies attendu si tard ?

- J'ai charge d'enfant, répliqua Silvère. Un bébé de trois mois.

- Ne pouvais-tu le laisser à sa mère ?

- Elle est morte en couches... A présent, j'ai pu trouver une nourrice qui s'en occupe correctement. Voilà.

-Ah ! bien ! C'est très bien ! On a besoin de tout le monde ici !ô

Il fallait d'abord instruire et armer les volontaires : il dut rester quelques temps dans une caserne.

La première surprise qu'éprouva Silvère fut de constater l'extrême pauvreté de cette armée. Oh ! bien sûr, il avait vu, lui-même, les proclamations désespérées de la Convention, demandant que chacun fournisse aux soldats de la République chaussures, vêtements et couvertures. Il avait même participé au tri et à l'emballage des dons, qui lui avaient alors parus fort volumineux. Mais justement, il ne s'attendait pas à trouver un tel dénuement. Toutes ces paires de souliers ! Cela lui avait paru une montagne, ce n'était qu'une goutte d'eau dans l'océan des besoins...

Il eut de la chance : on lui trouva un bicorne, un uniforme de la garde nationale pas trop rapé, une paire de souliers, lourds et raides, dont les bouts carrés le blessèrent dès les premiers moments ; tant et si bien qu'il préféra récupérer les siens, et offrir ceux-là à un jeune paysan qui n'avait que des sabots.

On lui donna aussi un fusil, une énorme pétoire de cinq pieds de long, munie d'une baïonnette une peu tordue, et qui avait, manifestement, beaucoup servi. Un sergent instructeur lui apprit sommairement la manœuvre : soulever la batterie, déchirer la cartouche avec les dents, remplir de poudre le bassinet, refermer la batterie, enfoncer le reste de la cartouche dans le canon, bourrer la balle et le papier avec une baguette...et enfin, tirer. Tout cela lui parut compliqué, lent... Un bon soldat pouvait tirer deux coups à la minute, mais un néophyte comme lui en était fort loin ! Et par dessus le marché, l'arme, une fois sur trois ou quatre, s'enrayait ou faisait long feu !

ôQu'est-ce qu'on peut faire avec ça, face à des gens bien mieux organisés et mieux armés ? s'indigna-t-il.

- Bah ! répondit le sergent recruteur. Ce qui compte, c'est l'ardeur au combat, et le nombre ! On va les écraser sous une masse énorme...

Et puis, ajouta-t-il, avec un clignement d'œil malin, l'important, c'est moins le fusil... que ça ! Et il désignait la baïonnette d'un geste du pouce. On n'est peut-être pas très fameux comme tirailleurs... mais pour charger... vaï !ô

Il fallut aussi apprendre la manœuvre, les différents pas, rester en ligne, se disposer en carré, en colonne... Toute une discipline infiniment nouvelle pour lui, et qui l'intéressait au plus haut point.

Mais le plus difficile à supporter, ce fut cette plaie universelle du soldat : l'attente, le désœuvrement et l'ennui, durant les longues heures au cantonnement, entre les exercices. Alors, c'étaient d'interminables parties de cartes avec les camarades, les longs bavardages auprès de la marmite, ou sous la tente de la cantinière - une accorte brune qui avait suivi l'armée, mi pour accompagner son homme, mi par goût de l'aventure et de la ribeaude...

Un jour, Silvère fit la connaissance d'un certain Duchet, un grand échalas dont la tête était fort près du bonnet, et qui commença par lui chercher querelle.

ôVeux-tu te battre, blanc-bec ? Au sabre ! Au sabre !

- Au sabre, non. Je ne connais pas cette arme et la partie serait trop inégale. Mais à mains nues, au poing, tant que tu veux !ô

Et il commença à retirer sa veste. Sans doute l'autre se sentait-il moins vaillant, privé de sa lame ; toujours est-il qu'un arrangement survint, et ils devinrent bons amis.

Duchet, dans le civil, était maître d'armes. Il offrit à Silvère de lui en montrer le maniement, moyennant quoi celui-ci lui cèderait sa ration de tabac. Silvère, qui détestait le tabac, consentit volontiers. Ainsi, il passait désormais tout son temps libre à manier l'épée, le sabre, et même la dague et le couteau, Duchet connaissant aussi certaines manières de se battre plus en vogue chez les mauvais garçons que chez les ci-devants... Le maître, enchanté, trouva bientôt en son élève un bretteur de sa trempe.

Silvère avait toujours aimé se battre, quelles qu'en soient les formes ; et il éprouvait, dans cette sorte de combat parfaitement maîtrisée, aux règles strictes qui laissaient néanmoins place à l'intelligence et à l'initiative, une ivresse nouvelle.

Bientôt, ses progrès furent connus ; soldats et officiers vinrent assister à ses entraînements, et l'on parla de ses talents. Et comme son allure vive, ses yeux ardents annonçaient assez qu'il n'hésiterait pas à s'en servir, même les « crânes », ces soldats irascibles toujours prêts à en découdre, le laissaient tranquille.

 

Silvère avait espéré qu'on l'enverrait aux frontières, vers la Belgique ou l'Allemagne : il aspirait à voir du pays. Il fut donc déçu de constater que le bataillon du Mans restait cantonné dans la région, afin de résister aux attaques des Brigands vendéens. Mais très vite, son besoin d'action trouva l'occasion de se satisfaire.

Dès la fin du mois de mars, le bataillon dans lequel il se trouvait fut envoyé dans le Maine-et-Loire, près de Chemillé. Les Vendéens tenaient Saint-Lambert, il fallait les en déloger.

Il y eut d'abord une longue marche, harassante, de presque trente-cinq lieues. Cela prit cinq jours interminables, avec le barda, auquel on n'était guère accoutumé sur le dos.

Les officiers, pourtant, multipliaient les pauses, afin d'éviter une fatigue trop grande aux plus jeunes recrues, qui eussent alors été hors d'état de combattre.Silvère, peu habitué à de si longues marches, souffrait des pieds. Lors d'un arrêt, il s'en ouvrit à un ancien, qui l'avait pris en amitié.

- Hé ! Mon vieux, faut attendre que la corne se fasse... T'as des pieds de bourgeois ! Surtout n'ôte pas tes godasses trop tôt : la peau partirait avec. Et le mieux, tu sais quoi, ça serait de les laisser dans un fossé... On est ben mieux pieds nus ! »

Silvère omit de suivre ce dernier conseil, mais il sentit bientôt qu'il s'habituait à la marche.

 On passa la Loire à Angers. A ce moment, le fleuve, gonflé de toutes les pluies du printemps, prend une ampleur vraiment majestueuse. C'était la première fois que Silvère le voyait : jusque là, ses rares voyages l'avaient plutôt emmené vers le Nord, vers Paris...

On arriva vers le soir à portée de l'ennemi, que l'on ne voyait pas, caché derrière une dénivellée de terrain. On s'installa dans un camp de fortune près du village des Tailles. C'était la première veillée d'armes. Le lendemain, enfin, il saurait. L'atmosphère était chargée d'électricité, comme avant un orage. Il se sentait énervé, désœuvré, le cœur battant. Vingt fois il vérifia son fusil, ses cartouches, le tranchant de sa baïonnette.

Avait-il peur ? Il en chercha en lui les symptômes, ne les reconnut pas. Une violente impatience lui serrait la gorge et une espèce d'appréhension... En réalité, il avait peur d'avoir peur. Il ne parvenait pas à se représenter ce qui l'attendait. Il dormit fort mal.

Le lendemain, bien avant l'aube, ce fut le branle-bas. Les Brigands approchaient, cherchant à les prendre par surprise.

On chargea d'abord, en ligne, tirant par salves. En face, il crut apercevoir, à travers le brouillard et la fumée, une étrange troupe disparate et déguenillée, hérissée de piques et de faux emmanchées à l'envers, mais presque dépourvue de fusils.

Puis tout devint extrêmement confus : courir, se baisser, se relever, tirer, le fusil qui s'enraye, la charge qui ne part pas. Tout le monde court, alors on court aussi. On lance au jugé des coups de baïonnette sur un ennemi que l'on distingue à peine. On trébuche sur des cadavres, ou des blessés. C'est un effroyable vacarme : cris des mourants, hurlements des ennemis, plaintes déchirantes des chevaux éventrés, et par dessus tout cela, le miaulement terrible des boulets, les explosions des boîtes à balles et des obus... Rompus de fatigue, mais poussés aux reins par on ne sait quelle force, Silvère et les autres avançaient toujours. Un moment, il lui sembla que les bruits, en face, devenaient moins forts ; les coups de fusil s'espaçaient... Puis ce fut une clameur :

« Ils décrochent ! Le terrain est à nous ! Victoire ! Vive la République !... »

Il était presque une heure de l'après-midi. Tandis que la cavalerie achevait de poursuivre les derniers brigands, les fusiliers restaient maîtres du terrain.

C'est à ce moment-là seulement que Silvère prit enfin conscience de la violence du combat. Partout des morts qu'il fallait enterrer, des blessés que des brancardiers de fortune emmenaient vers l'arrière, où les attendaient des ambulances. Les corps étaient parfois si imbriqués dans cet épouvantable corps à corps qu'il était bien difficile de reconnaître les siens : mêmes tenues disparates, mêmes visages de paysans... Seules les cocardes les distinguaient, et aussi les cheveux que souvent les Républicains portaient courts à la manière des Romains, et que les Brigands avaient très longs, sous leur large chapeau « raballet »...

On avait gagné. On eut droit aux félicitations des officiers, et aussi à une double ration d'eau de vie.

Après la bataille, il y eut plusieurs jours d'accalmie, marqués seulement par quelques escarmouches. Les brigands, débandés, cherchaient à reconstituer leurs troupes. Silvère retrouva, au camp, la vie de caserne, marquée par les longues conversations, les jeux, et aussi l'arrivée du courrier.

Silvère reçut ainsi une lettre de son ami Thibaut, qui, resté au Mans, lui annonçait les nouvelles. La Révolution semblait prendre un tour nouveau, étrange et inquiétant. Sur l'impulsion du Club, on avait lancé une chasse systématique aux suspects, notamment aux prêtres réfractaires qui pouvait s'être cachés pour échapper à la déportation, et à tous ceux qui les avaient hébergés ; mais on arrêtait aussi des bourgeois, des commerçants qui avaient exprimé des opinions hostiles à la République... Dans l'une de ces lettres, Thibaut avait joint un article très amusant du Courier Patriote racontant que l'on avait trouvé un curé, un certain Legeay, caché dans un tonneau. « Tu te rends compte, ajoutait-il, il est passé directement du tonneau à la Tour Vineuse !... »_

Quelques jours plus tard, le 9 avril eut lieu l'attaque décisive.

Les brigands, après leur défaite du 30 mars, s'étaient réfugiés dans une petit hameau, non loin de Chemillé et qui s'appelait la Jumelière.

Le combat, plus acharné encore que le précédent, eut lieu dès le matin, et dura une partie de la journée, avec des incertitudes, des avances et des reculs, de brèves accalmies suivies d'un redoublement de feu. Un moment, Silvère sentit une vive brûlure à son bras gauche : une balle, en le frôlant, lui avait fait une belle estaffilade. Enfin, vers le soir, l'ennemi se retira en désordre ; c'était fini.

Le hameau de la Jumelière, suspect de sympathie pour les brigands, fut mis à sac. A vrai dire, on n'y trouva pas grand-chose, les paysans ayant fui les combats depuis longtemps en emmenant tout ce qu'ils pouvaient ; mais on ramena des volailles, du blé, et l'on découvrit même une cave pleine de vin : ce fut une magnifique exclamation de joie, et l'on but, en chantant des airs patriotiques, toute une partie de la nuit.

A quelques jours de là, le colonel le fit appeler. Fort étonné, Silvère se présenta devant lui.

« J'ai une triste nouvelle à t'apprendre, lui dit celui-ci. Mais je ne doute pas que tu la reçoives avec le même courage dont tu as fait preuve jusqu'ici...

- Oui, mon Colonel. J'essaierai...

- ton père, Jean Derouet.... Il vient d'avoir une grave attaque. »

Silvère se sentit blêmir, mais sous le regard de l'officier, il s'efforça de garder contenance. L'autre paraissait embarrassé. Enfin, brusquement :

« Il n'a malheureusement pas survécu. Il est mort il y a deux jours. Je t'accorde une permission d'une semaine, afin d'aller réconforter ta famille et assister à l'enterrement. »

Son père ! Silvère ne l'avait pas revu depuis des mois. Oh ! Il y pensait souvent, mais pour rien au monde il n'aurait voulu faire le premier pas. L'orgueil le retenait. N'avait-il pas juré qu'il ne remettrait les pieds chez lui que lorsque l'on y accueillerait Emeline avec tout le respect dû à une bru ? Mais à présent Emeline était morte ; mais elle l'avait trahie, et en somme il l'avait perdue deux fois. Il ne restait plus de cette triste histoire qu'un enfant, dont son grand-père ignorait même l'existence... Et à présent, c'était fini. Il ne le verrait plus.

Et tandis que les larmes l'aveuglaient, toute son enfance lui remontait à la gorge, auprès de ce père strict, mais équitable... Il ne se souvenait plus que des bons moments passés auprès de lui, lorsqu'il lui faisait découvrir la nature pour laquelle il avait un intérêt passionné, lorsqu'il lui faisait déchiffrer, et lui expliquait longuement les livres qu'il aimait, les auteurs modernes plus ou moins censurés par le pouvoir, les Voltaire, les Rousseau, surtout Rousseau... Cette complicité de tous deux, parce qu'ainsi ils partageaient un jardin secret où personne d'autre qu'eux, ni la mère, ni la jeune sœur, n'avait acccès...

Et puis, il y avait eu cette rupture, qu'Emeline avait d'ailleurs davantage symbolisée que réellement provoquée ; ces choix différents devant les événements ; une incompréhension qui s'étend, entre un père bourgeois, éclairé certes et profondément humaniste, mais bourgeois quand même avant tout, soucieux des intérêts de sa fabrique, du commerce.... et un fils qui avait, lui, délibérément choisi le parti des pauvres, des sans-culottes, pour qui le prix du pain signifiait la vie ou la mort...

Et maintenant, cette douleur qui enflait, que rien, jamais, ne pourrait calmer, car il était simplement trop tard pour se revoir, trop tard pour renouer le dialogue, trop tard pour se dire, seulement, « je t'aime »...

Sitôt arrivé au Mans, il se précipita d'abord chez sa mère.

Il régnait dans la maison une atmosphère de catastrophe. Apparemment, rien n'avait changé, ni les vieux meubles luisants, ni les parquets brillants, ni la présence familière de la vieille bonne... Mais celle-ci était en noir, et un étrange silence était tombé sur toutes choses. Il trouva sa mère et sa sœur effondrées, et épouvantées, et stupéfaites de le voir ainsi resurgir.

« J'ai appris ce qui était arrivé au père...

- Mais comment ? Où étais-tu donc ?

- Moi ? J'étais à l'armée. On combattait vers Chemillé...

- Mais comment donc, à l'armée ? Est-ce que... Tu n'es plus avec...

Silvère comprit leurs réticences.

« Avec Emeline ? Rassurez-vous. Vous ne la verrez pas. Elle est morte en couches, l'hiver dernier, en donnant naissance à notre fils... »

Alors ce furent des cris, des exclamations... Elles recevaient toutes ces nouvelles en même temps, et en plein affolement. Elles ignoraient tout de sa vie depuis qu'il était parti avec cette... cette... Mais allons ! On ne pouvait plus en dire de mal, maintenant qu'elle était morte. Et cet enfant...

« Pourquoi, mais pourquoi n'avoir rien dit ? fit sa mère en joignant les mains.

- Vous m'aviez défendu de reparaître ici. Et je ne serais pas revenu si je n'avais appris... pour le père...

- Comment l'as-tu su ?

- On m'a prévenu, à mon régiment... Mais comment est-ce arrivé ?

- Oh ! fit la mère. Rien ne le laissait prévoir. C'était le soir, il y a trois jours... Nous étions à table, comme d'habitude, et il était même plutôt gai, parce qu'il venait de recevoir une belle commande d'étamines à pavillon, qui allait définitivement nous remettre à flots...

- Maman ! interrompit Elisa. Ce n'est pas la peine de raconter tout cela ! Va donc droit au but ! »

Silvère la regarda avec étonnement. Il y avait quelque chose de changé en Elisa, une dureté, une froideur qu'il ne pouvait pas attribuer seulement au chagrin. Ce fut elle qui continua, sa mère, la tête dans ses mains, paraissant incapable de dire un mot de plus.

- Donc, il était en parfaite santé, et tout à coup, il s'est levé, et il est retombé, comme ça, sur la table. Le médecin a parlé d'attaque, ou de crise cardiaque. Personne n'a rien pu faire. Voilà. Mais... Comment se fait-il que tu reviennes, toi, après de si longs mois ?

Silvère s'apprêtait à répondre, lorsqu'un grand jeune homme pâle, au nez interminable, aux oreilles décollées, fit son entrée et salua cérémonieusement Elisa. C'était le fils Aigneau, le grand François.

« Je te présente mon fiancé, fit Elisa. Mais je crois, ajouta-t-elle avec ironie, que vous vous connaissez déjà ! »

Le grand François s'inclina cérémonieusement devant Silvère, dans le vieux style, ce qui pouvait passer pour une insolence et fit bouillir le jeune homme ; mais ni l'un ni l'autre ne dit rien. On n'allait tout de même pas se disputer, alors que le père était encore là, dans la maison...

« C'est donc cela ! se dit-il. Elles savent que je ne peux pas sentir ce Tartuffe, et le voilà dans la famille... »

Mais une autre pensée, plus affreuse encore, s'insinua en lui.

« Pardi ! Le fils Aigneau épouse la fille Derouet... Elle aura une belle dot, mais ce serait tellement mieux si le frère aîné pouvait disparaître dans la nature... Mais évidemment, si je reviens... Adieu l'héritage ! Et l'affaire devient beaucoup moins avantageuse... »

Il voulut chasser cet abominable soupçon, mais le mépris obséquieux du garçon, qui feignait une heureuse surprise, et les coups d'œil furieux d'Elisa, ne firent que le renforcer dans sa conviction.

Il demanda à voir son père. Celui-ci reposait dans sa chambre, dont les volets étaient fermés. Des cierges brûlaient aux quatre coins du lit, et Silvère se demanda un instant si le vieux voltairien eût souhaité ce cérémonial ; mais qu'en savait-il, après tout ; et puis, à présent, sa mère et sa sœur étaient maîtresses du jeu, puisqu'elles lui avaient bien fait comprendre qu'il s'était de lui-même exclu...

Il resta quelques instants auprès de son père, puis il sortit.

Il n'avait plus vraiment de raison de s'attarder dans cette maison où il se sentait décidément étranger. Il nota que personne n'avait seulement parlé de son enfant, ni demandé à le voir. L'ombre d'Emeline pesait toujours ici. Il sortit à grands pas.

Jean Derouet fut enterré le lendemain. Il y avait foule, de tous ceux, amis, clients, qui l'avaient connu, beaucoup de gens que Silvère ne connaissait que de vue. Monseigneur de la Boussinière, qui était parfois venu chez les Derouet en ami, tint à prononcer la messe. Silvère, écrasé d'une douleur plus violente encore que lorsqu'il avait perdu Emeline, se tenait à l'écart. Il ne savait plus très bien ce qui le faisait le plus souffrir, d'avoir perdu un père qu'il aimait, ou bien de sentir le froid qui pesait entre lui et les femmes de sa famille.

A quelques jours de là, il fut convoqué chez Maître Bonnefoy. Celui-ci, plus rond et jovial que jamais, l'accueillit avec toute la chaleur due à un client fidèle ; rien ne semblait rester des différends qui les avaient séparés. Sa mère et sa sœur étaient là, et aussi, à sa désagréable surprise, le fils Aigneau.

« Voilà le point, se dit Silvère. L'héritage !... »

Après les formules d'usage, le notaire se mit en devoir de lire le testament de Jean Derouet.

Celui-ci y exposait, brièvement, ses volontés dernières. En principe, la plus grosse partie de l'héritage, c'est à dire la fabrique, devait revenir au fils aîné. - Silvère, à ces mots, sentit converger vers lui des regards venimeux.

 

« Cependant, continuait Maître Bonnefoy, mon fils n'ayant à aucun moment montré d'intérêt quelconque pour le commerce de l'étamine, et ayant par ailleurs abandonné les études juridiques et commerciales qui lui auraient permis de prendre ma succession... »

Cela continuait ainsi assez longuement. Silvère écoutait à peine. Finalement, il interrompit ce discours :

« En un mot, Maître, mon père me demande, dans ses dernières volontés, d'abandonner mes droits sur la fabrique, c'est bien cela ?

- Certes, certes... Il souhaite qu'elle échoie en partage à votre sœur...

- Et à son futur mari. Bien joué, François ! ironisa Silvère, tandis que l'autre s'empourprait.

- Comprenons-nous bien ; mon ami Jean n'a aucunement voulu déshériter son fils... Mais il a vu l'intérêt de la fabrique... Nous vivons un moment délicat, très délicat...

- Et je ne suis pas assez homme d'affaires pour cela. Evidemment, grinça Silvère.

- Votre père a prévu des dédommagements conséquents...Notamment une part sur les bénéfices. Et puis, il avait acquis des biens nationaux, s'était constitué un important capital foncier... Bien sûr, tout cela n'est pas... disons : habituel. Vous pourriez contester le testament, laisser l'argent et les biens fonciers à votre sœur en guise de dot... Mais songez aux volontés de votre père... Elles me semblent équitables... Et puis, François Aigneau connaît bien les affaires à présent, votre père en avait fait en quelque sorte son bras droit... »

Silvère frôlait l'écœurement. Ainsi, on lui offrait, ni plus ni moins, d'aller jouer les fils de famille : beaucoup d'argent dans la poche, et rien, surtout rien à faire !

Mais d'un autre côté, cela assurait définitivement son indépendance financière, et l'avenir de son fils. Il n'était plus seul, à présent, il devait penser pour deux... Il avait hâte d'en avoir fini. Le fils Aigneau voulait devenir industriel en épousant Elisa, eh ! bien soit ! Qu'il le devienne. Il n'imposa qu'une clause : que la part prévue par son père sur les bénéfices revienne non à lui-même, mais à son fils ; il lui constituerait ainsi une épargne qui préserverait l'enfant de la misère.

La transaction fut aussitôt signée. Silvère se sentit libéré d'un grand poids.

 

Pour la première fois, peut-être, il sentit tout le poids de sa solitude. Il avait quitté aussitôt l'enterrement passé la maison paternelle, où il se sentait désormais un étranger ; il avait retrouvé son petit appartement de la rue de la Verrerie ; une brave femme venait tous les jours s'occuper du petit, mais Silvère fuyait alors, plutôt que d'entendre ses bavardages. Il était seul, dans ce printemps magnifique qui fleurissait de partout... Il aurait aimé parler à son ami Thibaut, mais celui-ci venait de s'engager, et était parti quelque part aux frontières. Il ne voyait plus guère Joachim, partagé entre son travail de tisserand - plus dur encore à cause des réquisitions, qui demandaient un travail supplémentaire, et ses activités militantes au Club ; de plus, il venait de se mettre en ménage avec une certaine Germaine Tissot, que Silvère avait parfois aperçue dans les gradins de la Société Populaire, au temps où elle siégeait à Saint -Hilaire, et qu'il connaissait de nom... Il attendait avec impatience de pouvoir repartir, mais son bataillon venait justement de regagner le Mans...

Un soir, Elisa fit irruption chez lui, les cheveux en désordre, la bouche vitupérante. Interloqué, il mit un certain temps à comprendre ce qu'elle voulait lui dire. Enfin, il finit par saisir : François venait d'être arrêté comme suspect, et sa sœur était persuadée que c'était son œuvre.

Il lui fallut un bon moment pour la convaincre qu'il n'y était pour rien ; en fin de compte, il dut promettre de faire l'impossible pour qu'il soit libéré.

Les jours suivants furent étranges : Silvère ne cessait de courir d'un bureau à l'autre pour avoir des renseignements, se porter garant de son futur beau-frère. Mais partout il se heurtait à des refus polis, ou agacés (« Mais oui, nous savons, tout le monde dit ça... A croire qu'il n'y a que des citoyens de premier ordre en prison ! »)...

Silvère en resta pantois. Quelque chose semblait s'être emballé sous ses yeux... Les dénonciations se multipliaient, toutes ou presque avec la même accusation : complot. Complot avec les Brigands, les Fédéralistes, les Emigrés, les prêtres. Complot contre la République, contre nos armées...Complot pour affamer les villes, accaparer les grains... Le mot revenait avec une régularité obsessionnelle.

Un mot, une plaisanterie prise en mauvaise part, et c'était l'arrestation, la prison. Tout cela empoisonnait l'atmosphère : de vieilles rancœurs resurgissaient, chacun pouvait, à tout moment, mettre votre liberté, votre vie en danger...

Silvère se sentait mal à l'aise dans cette fièvre générale. Il en éprouvait une sourde inquiétude.

Il eut pourtant un bref moment de satisfaction, lorsqu'il apprit que Cyrus de Valence, ci-devant commandant des Dragons de Chartres, avait été convaincu de trahison avec le Général Dumouriez, et que ses biens d'Yvré sur Huisne1 avaient été mis sous scellés. Il haïssait les Dragons depuis que l'un d'eux lui avait ravi, sous le nez, une amie d'enfance dont il commençait à être amoureux...

Cela le ramena un instant à Sophie. Que devenait-elle ? Avait-elle épousé son Dragon ? Peut-être avait-elle des enfants, elle aussi... tout cela lui apparut dans une brume légère, indistincte, comme en rêve.

 

Il devint bientôt tout à fait évident qu'il ne parviendrait pas de sitôt à libérer son beau-frère. Tout au plus avait-il obtenu que des colis de vivres et de vêtements lui soient régulièrement portés, et qu'il soit installé dans une cellule un peu plus confortable.

Il était pourtant allé frapper à la bonne porte, celle de Rigomer Bazin en personne.

C'était un très jeune homme, assez court sur pattes, puissant et musculeux, qui dirigeait de fait la Société Populaire depuis que Levasseur et Philippeaux étaient partis siéger à la Convention. Il accueillit Silvère avec une grande chaleur, qui se refroidit un peu lorsqu'il sut l'objet de sa visite.

« -Je comprends ton embarras, Citoyen. Il n'est jamais agréable de savoir qu'un membre de sa famille est suspecté de se livrer à la contre-révolution... Je comprends que tu cherches à obtenir son élargissement. Mais cela ne serait possible que si un tribunal révolutionnaire le déclarait innocent... Si ton parent l'est de fait, il n'a rien à craindre d'un jugement !

- Et ne peut-on accélérer la procédure ?

- Comme tu y vas ! La tour Vineuse est pleine de gens comme ton beau-frère, vois-tu, qui attendent tous leur jugement... Tellement pleine, d'ailleurs, qu'on étudie leur transfert dans un endroit plus vaste...Alors, c'est chacun son tour !

Voyant que Silvère restait pensif, Bazin reprit.

« Vois-tu, Citoyen, ce n'est certainement pas de gaieté de cœur que nous ordonnons tout cela. Mais la situation est trop grave, tu la connais... Il faut éradiquer la Contre-Révolution une bonne fois ! Tu imagines, ce qu'il adviendrait de la liberté, si nos ennemis triomphaient ! Des milliers, que dis-je ! des millions d'hommes réduits à la misère, à l'esclavage... Alors cela vaut bien quelques sacrifices. Nous sommes en guerre, que diable ! Et des ennemis, il y en a partout, vraiment partout... (il baissa la voix) même à la Municipalité, même au Département ! Rien que des bourgeois qui seraient prêts à accepter un retour de la Monarchie, pourvu qu'elle préserve leurs petits intérêts financiers... qui sont les contraires des nôtres ! Je te le dis à toi, parce que je te fais confiance : je t'ai vu souvent au club, je sais que tu es un ami de Joachim... Mais il faut être patient. Tout cela finira. Nous gagnerons ! »

 

Ce mois de mai fut aussi marqué par un événement considérable : l'exécution, place des Halles, du curé Bodereau3. Celui-ci, insermenté, avait été arrêté quelques semaines auparavant, puis s'était évadé. Repris, il venait d'être condamné à mort par le tribunal militaire.

Dès le matin, une foule immense s'était entassée sur la place et dans les rues alentours ; la société populaire au grand complet s'y rendit, afin d'assister à ce qui devait être un exemple. Silvère, à qui répugnait profondément ce genre de spectacle, se trouvait trop loin pour voir quoi que ce soit. Un souvenir douloureux lui revint : Emeline, elle, eût été enchantée ; il se rappelait son trouble enthousiasme, lorsque l'on avait apporté cet intrument barbare au Mans...Ce fut un grand silence, suivi d'un coup sourd et d'une violente clameur, qui lui apprit que l'homme avait cessé de vivre.

Le soir, il ne put chasser l'événement de sa pensée. Il lui semblait qu'un grand tournant, un tournant bien inquiétant venait d'être pris, quelque chose comme un point de non-retour... Les prisons étaient pleines, et au Mans, la Révolution venait d'exécuter son premier condamné...

Combien faudra-t-il de morts pour que la République soit enfin, définitivement, hors de danger ? Combien de suspects emprisonnés, coupables ou non ?

Certes le danger était partout : l'Insurrection en Vendée et en Bretagne ; la révolte Fédéraliste dans le Midi, et en Normandie. Un ennemi de plus en plus pressant aux frontières - et avec cela, l'incroyable trahison d'un de nos plus grands généraux, un de ceux en qui l'on avait cru pouvoir avoir toute confiance... Sans parler des difficultés économiques, des subsistances de plus en plus rares et chères, des accaparements... des Assignats qui se dévaluent chaque jour... Non, vrai, quelle misère ! Quelle désillusion, après la joie, la fraternité du début, lorsque, par une nuit fameuse, Nobles et Tiers-Etats étaient tombés dans les bras les uns des autres, les premiers, pleurant d'émotion et renonçant d'un coup à tous leurs privilèges ! Ah ! La belle illusion !...

Oui, la République était en péril. Et elle se débattait comme un cheval blessé, ruant au hasard, tuant sur son passage... Mais chaque innocent suspecté, chaque suspect arrêté n'allait-il pas lui valoir dix, cent ennemis de plus ?... Il n'avait pas voulu faire de polémique avec Bazin, en qui il sentait un de ces êtres fanatiques, tellement sûrs d'avoir raison que la moindre contradiction leur semblait une trahison...

Il en était là de ses réflexions, lorsqu'il entendit le petit Joachim crier. Sa nourrice, qui dormait avec l'enfant dans ce qui avait été leur chambre, à Emeline et à lui, se leva lourdement, et bientôt tout se tut.

On apprit, à peu de temps de là, que l'agitation gagnait des bourgs fort proches du Mans. C'est ainsi qu'à Mezeray, une petite commune située à environ deux lieues de la Suze, des gardes nationaux qui avaient voulu arrêter une religieuse avaient été quasiment mis à mal par cent-cinquante habitants déchaînés, et en seraient probablement morts si des renforts de Cérans et d'Oizé n'étaient venus à leur secours.

Il fallait une enquête, et surtout il fallait châtier pareille rébellion, susceptible de devenir contagieuse. Le vingt mai, partirent du Mans trois commissaires, escortés de douze gendarmes, une centaine de gardes nationaux et une pièce de canon. La répression fut violente, et la petite cité presque détruite et pillée...Silvère, qui n'avait pas participé à la chose, l'apprit par le compte-rendu du Courier. On en parla longtemps à la Société populaire, comme d'un exploit. N'empêche, cela devenait inquiétant : la campagne grognait, jusqu'aux portes du Mans !

En ce mois de juin 1793, les événements se précipitèrent.

On savait depuis longtemps qu'une lutte ouverte se livrait à Paris entre Girondins et Montagnards. L'arrestation de Marat, en avril, suivie de son triomphal acquittement par le Tribunal Révolutionnaire, les menaces de plus en plus pressantes de la Commune de Paris, acquise aux sans-culottes les plus ardents, contre les Girondins les plus en vue, enfin l'arrestation d'Hébert, le rédacteur du fameux Père Duchesne, que l'on recevait très régulièrement à la Société Populaire du Mans, tout cela enflammait les esprits et suscitait des débats passionnés en province.

Au Mans, les réactions étaient fort contrastées : tandis que la Société Populaire, inspirée depuis Paris par les Montagnards Philippeaux et surtout Levasseur, dirigée au Mans par de jeunes gens ardents et très proches des Sans-Culottes, tels que Pottier de la Morandière ou Rigomer Bazin, suivait la ligne la plus dure et reprenait à son compte les mots d'ordre de Marat et de Robespierre, les Autorités constituées, elle, penchaient plutôt vers les modérés et les Girondins. Elles comptaient en leur sein essentiellement des bourgeois aisés, de riches acquéreurs de biens nationaux, et la moindre atteinte à la liberté du commerce ou à la propriété les faisaient crier comme des cochons qu'on égorge. Taxer les prix, imposer le Maximum ? Fi donc ! Ce serait une atteinte intolérable à ce qui leur semblait l'essentiel des Droits de l'Homme conquis en 1789 : le droit à la Propriété.

A cela, les Sans-Culottes répondaient évidemment qu'un droit plus sacré encore était alors baffoué : le droit d'exister sans mourir de faim. Eternel conflit d'intérêt...

C'est dans ce contexte plutôt tendu que, vers le 8 juin, on apprit que la donne politique avait singulièrement changé à Paris.

A l'appel de Robespierre, en effet, le trente et un mai,les quarante-huit sections des Jacobins parisiens s'étaient rendus à l'Assemblée, afin de lui imposer un programme vraiment révolutionnaire, comprenant, entre autres, l'arrestation des chefs de la Gironde, la taxation du pain à trois sous au moyen d'un impôt sur les riches, et l'épuration de l'Administration. Sur le coup, la chose n'aboutit que très partiellement.

Alors, le dimanche suivant, le deux juin, la Convention fut cernée par les quatre-vingt mille hommes de la Garde Nationale, et, menacée du canon, dut cette fois se soumettre. Vingt-neuf députés girondins furent mis sous les verrous, ainsi que deux ministres.

Les députés de la Sarthe s'étaient alors illustrés, mais dans des camps opposés, ce qui n'allait pas clarifier la situation en ville : alors que Levasseur prenait l'initiative du décret demandant l'arrestation des Girondins, Salmon, parmi soixante autres collègues, signait une protestation solennelle, tandis que Chevalier, lors d'un appel nominal, répondait :

« - Présent à la tyrannie ! »

Les réactions furent, au Mans, plutôt mitigées et confuses. Du côté de la Municipalité et surtout du Département, bien entendu, on s'indigna : comment ! la Représentation nationale ainsi baffouée, soumise au bon vouloir d'une faction... Au Conseil Général, il fallut bien cinq heures de discussions acharnées pour que l'on parvienne à sortir un texte, qui rendrait compte des événements et de l'interprétation qu'on en donnait.

On commença dès lors par ce qui allait être le réflexe permanent de toute assemblée en difficulté : on nomma une commission. Cinq membres du Conseil, tous modérés et plutôt favorables aux Girondins, Bardou, Cornilleau, Hardouin, Merlin et Delahaye, furent chargés « d'aviser aux moyens de sauver la chose publique ». Etait-il envisageable, notamment, de constituer une force armée destinée à protéger la Convention contre les émeutes ? En attendant, il fallait en lever une, qui serait à la disposition du Département.

On envoya également une adresse à la Convention : celle-ci devait déclarer solennellement si elle était libre ou non. Si elle ne l'était pas, on volerait à son secours ; si elle l'était, qu'elle donne le plus rapidement possible une Constitution à la France, et qu'elle juge les députés arrêtés ; qu'ils soient punis ou innocentés dans les plus brefs délais.

Inversement, du côté de la Société Populaire, en particulier des Sans-Culottes venus de l'ancienne Fraternelle d'Outreponts, c'était la liesse. Enfin un gouvernement énergique, qui allait en finir avec les traîtres, les accapareurs, et qui allait instaurer le Maximum, qui permettrait enfin de vivre et de manger à sa faim...

On décida d'adresser au Département une délégation, conduite par Rigomer Bazin, pour exiger que les Administrations soient épurées des parents d'émigrés et des ci-devant nobles qu'elles pouvaient garder en leur sein, que quatre-vingt deux suspects, dont la liste venait d'être confiée au comité de surveillance, soient arrêtés, que les femmes soient admises aux délibérations.

Ils ne furent pas reçus : « Ce que nous avons blâmé à Paris, nous n'allons pas le tolérer ici ! tonna le Président du Conseil Général. Nous vous considérons comme des pétitionnaires, et à ce titre, c'est vous qui pourriez bien vous retrouver en prison ! »

Le soir même, Bazin et ses collègues firent le compte-rendu devant le Club de leur déconvenue. Ce fut une indignation générale contre « ces messieurs du Département », et l'on décida qu'une grande manifestation aurait lieu le lendemain, pour imposer le maximum et l'arrestation des suspects. Silvère décida de s'y rendre.

Dès le début de l'après-midi, la place des Jacobins était noire de monde. On distinguait des banderoles, sur lesquelles était écrit : « Peuple, sauve-toi toi-même, l'insurrection est le plus sacré des devoirs ! »

Des cris fusaient, fustigeant les Girondins, les Modérantistes... Soudain, quelques une entonnèrent la Marseillaise ; alors, tous la reprirent en chœur. Le Aux Armes, Citoyens !  retentit avec une force particulière, clamé par des milliers de voix ardentes... Silvère en eut un frisson d'enthousiasme ; il sentait son cœur battre, plus fort, plus ardemment peut-être que quelques années auparavant, lors de la grande fête du Champ de Mars... Oui, la Révolution venait de prendre un tour nouveau, c'était le peuple en armes... Il en avait presque les larmes aux yeux.

Les pétitionnaires, Bazin en tête, furent reçus par le corps Municipal qui s'était joint au Conseil Général..

« Votre rassemblement est illégal, répondit le Président du Conseil, tout comme votre pétition... Qu'est-ce que c'est que ces quatre-vingt deux suspects ? Sur quoi vous basez-vous ?... Ce n'est pas une liste de suspects, c'est une liste de proscription ! 

- Nous savons qu'il y a complot, rétorqua l'un des pétitionnaires, un nommé Roustel. Nous ne pouvons évidemment en citer des preuves, sinon ces gens ne seraient plus suspects, mais coupables ! Mais nous avons de si fortes présomptions qu'elles valent des preuves...

- Et si parmi eux se trouvent des innocents ?

- Hé bien ! Ce sera au Tribunal de trancher. Les innocents n'ont rien à craindre.

- En attendant, ils seront emprisonnés...

- La patrie est en danger, et cela nécessite des mesures exceptionnelles. Les ennemis approchent ; on ne peut pas se permettre, pour préserver la liberté de quelques innocents, de laisser des coupables en liberté. Un bon citoyen doit savoir aussi sacrifier sa liberté à la République ! »

Il y eut des applaudissements nourris ; le président, visiblement peu convaincu, hochait la tête. Pourtant, il accepta, peut-être pour calmer les esprits, de « prendre en considération l'objet de leur députation ».

Ainsi, la manifestation se dispersa dans le calme.

Sur ces entrefaites, une autre nouvelle tomba comme une bombe : les Vendéens avaient pris Saumur.

Saumur ! La dernière ville forte sur la Loire, et qui paraissait inexpugnable, avec sa forteresse dominant la plaine... Saumur ! Cela rendait la prise d'Angers pratiquement certaine... Et ensuite, il y aurait la Flèche, certes puissante derrière ses murs, mais faiblement défendue... Puis, ce serait Le Mans, ville ouverte de toutes parts, quasiment impossible à défendre... La porte ouverte vers Paris !

Et à chaque prise, les Brigands récupéraient des canons, des munitions, des fusils, si bien que rien ne semblait devoir freiner leur avance !...

Ce furent des jours fébriles. Déjà les administrateurs de la Flèche avaient fait passer au Mans la caisse et les archives du département. On vit arriver en ville la légion du Nord, qui fuyait Saumur : on les entoura, on dévora leurs récits effroyables : à les entendre, une horde de monstres s'apprêtait à déferler sur tout le pays. La rumeur enfla ; on colportait les bruits les plus incroyables : ils violaient et égorgeaient les femmes, empalaient les hommes à coups de fourches ou les décapitaient à l'aide de leur terrible faux retournée. Ils ne faisaient pas de prisonniers, massacrant tout sur leur passage. La peur se nourrissait de ces fables, qu'elle-même avait engendrées.

 

Vers le milieu du mois de juin, alors que le bataillon du Calvados, en route pour Tours, stationnait au Mans, deux députés de ce département, nommés Legris et Couture, se présentèrent au Conseil Général, et donnèrent lecture des mesures prises par leur département, tout entier acquis aux thèses fédéralistes4. En réponse, les Manceaux jurent « haine et exécration aux anarchistes... » A la suite de quoi, les deux délégués se rendent à la Société Populaire. Là, l'accueil fut bien différent, violemment houleux. L'un des deux hommes ayant eu la malencontreuse idée d'arborer à son chapeau des fleurs qui ressemblaient à des lys, il eut beau jurer ses grands dieux qu'il ne s'agissait que de trèfles, tous deux furent finalement jetés dehors.

Voyant que l'émeute menaçait encore, le Conseil général de la Commune fit arrêter les deux hommes et les enferma à la Maison Commune.

Ce que voyant, le commandant du bataillon du Calvados se rendit aussitôt au Conseil Général du Département, qui fit incontinent libérer les deux hommes. Une fois encore, les partis se révélaient bien tranchés ; d'un côté une Société populaire sans-culotte, plus ou moins suivie par la Municipalité. De l'autre, le Département, partisan des Girondins, et prêt à se jeter dans le Fédéralisme, par haine des Montagnards...

Un Fédéralisme qu'il n'aurait pas fallu pousser beaucoup pour qu'il se ralliât, avec armes et bagages, aux insurgés royalistes de Vendée. On en eut bientôt la preuve, lorsque le bataillon du Calvados, au lieu de prendre la route de Tours, voulut retourner à Caen, sans que ni les objurgations des commissaires dépêchés sur place, ni les menaces, parvinssent à l'en empêcher... A ce spectacle, bien des Manceaux qui se sentaient menacés directement par les Brigands, se détachèrent de la tentation fédéraliste.

 

A peu de jours de là - ce devait être vers le vingt-trois ou vingt quatre juin, une nouvelle incroyable frappa la ville de terreur : les Vendéens venaient de prendre la Flèche.

Ce fut une panique indescriptible. La Flèche ! Cette fois, ils n'étaient plus qu'à dix lieues du Mans, et rien ne pourrait les arrêter ! Deux jours de marche tout au plus ! Dans toute la ville, on battit la générale, on fit sonner le tocsin. Tout ce qui était susceptible de porter les armes fut déclaré en réquisition permanente, tandis que les plus peureux commençaient à évacuer tout ce qui pouvait l'être : ce fut une invraisemblable cohue sur les routes de Chartres et de Paris...Silvère voulut rassurer sa mère et sa sœur, bien seules depuis que François était en prison. Il trouva la maison fermée, frappa longtemps avant que la vieille bonne vint enfin lui ouvrir.

« Je suis toute seule ici, lui dit-elle. Ces dames sont parties... Elles ont emporté tout ce qu'elles pouvaient, les pauvres !

- Et où sont-elles parties ?

- Vers Chartres, à ce qu'il paraît... Le fiancé de Mademoiselle a de la famille par là, qui pourra les héberger... elles seront au moins à l'abri des Brigands... Que peut-on faire d'autre, dans le malheur des temps ? »

 

Du coup, cet événement rassembla tout le monde : Conseil Général et Société Populaire furent bien obligés, face au danger, de sièger ensemble. On nomma un comité de défense de onze membres, pris tant dans les Assemblées que dans le Club.

On en fut quitte pour la peur : dès le lendemain, on apprit ce qui s'était réellement passé.

De très bonne heure le matin, quatre ou cinq brigands avaient réussi à s'introduire non seulement dans la ville, mais au sein même de l'assemblée municipale. Ils prétendaient être suivis d'au moins cinq-cents hommes ; et, dans cette ville épouvantée d'avance, travaillée par les plus atroces rumeurs, toute prête en somme à céder à la peur, on les avait crus. Ils s'étaient fait remettre les écharpes tricolores, avaient abattu et brûlé l'Arbre de la Liberté, et s'étaient même fait servir à dîner, sans que personne ne songe à vérifier leurs dires, ni à réagir en quoi que ce soit. Après quoi, ils s'étaient tout bonnement fondus dans la nature, et n'avaient plus reparu !

A la terreur succéda une vive humiliation. Chacun fustigea la lâcheté des Fléchois, en particulier de la Municipalité, qui fut dénoncée au Conseil Général. Mais le climat de peur et de haine s'en trouva encore renforcé. Ceux qui avaient fui revinrent peu à peu, mais on n'était pas près de pardonner aux Brigands d'avoir eu si peur !

On décida d'établir un corps d'armée de mille hommes et cent cavaliers. Silvère, qui avait appris à monter à cheval, enfant, chez un oncle à la campagne, et qui avait maintenant de quoi se payer un cheval, résolut de s'engager parmi ces derniers.

 

Sur ces entrefaîtes, la Convention décréta le 28 juin que la Société Populaire du Mans avait « bien mérité de la Patrie » : c'était un cinglant camouflet aux Autorités constituées du Département, qui se trouvaient ainsi désavouées. Humilié et furieux, le président, qui avait multiplié les proclamations contre les « Anarchistes », demanda à être remplacé, ce qui lui fut accordé.

Enfin, les 1er et 2 juillet, Philippeaux, député Montagnard à la Convention, revint au Mans pour tenter une  réconciliation des partis. Il commença par reprocher à l'administration d'avoir accueilli, puis fait relâcher les commissaires du Calvados, et d'avoir reçu favorablement leurs propositions de fédéralisme. Cependant, il permit au président Delahaye de se justifier ; et le lendemain, en une grande cérémonie, on fêta la réconciliation des Partis.

Un printemps houleux s'achevait.

 

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NOTES :

1 - Authentique. Voir le Courier Patriote nø 13, du 31 mars 1793.

2 - Aujourd'hui Yvré l'Evêque.

3 - Pierre-Jacques Bodereau, ancien vicaire du Pré, fut le seul prêtre guillotiné en Sarthe. Il fut exécuté le 9 mai 1793, place des Halles, aujourd'hui place de la République.

4 - On appelle ainsi un mouvement insurrectionnel, soutenu par les Girondins, et qui visait à une forte décentralisation - contraire au mouvement unificateur et centralisateur des Jacobins. Cette insurrection se produisit essentiellement en Normandie, en Bretagne, mais aussi dans le Sud méditerranéen et la région de Lyon.