Depuis un moment les nouvelles du Front étaient meilleures : après la victoire de Hondschoote en septembre, dans laquelle d'ailleurs Levasseur, en mission à l'armée du Nord, n'était pas pour rien, celles de Jourdan à Wattignies et celles de Kellermann en Savoie, on croyait, à la lecture des journaux, pouvoir souffler un peu. On renouait avec le succès, le cycle infernal des défaites semblait brisé.
Le vingt-deux octobre, Le Mans atterré apprit que les Vendéens avaient franchi la Loire à Saint-Florent le Vieil, et qu'ils semblaient se diriger vers Paris.
Ce fut une consternation générale. Aussitôt les rumeurs les plus folles se mirent à courir. Combien étaient-ils ? Des milliers, des dizaines de milliers peut-être, qui allaient déferler sur le pays, avec femmes, enfants, troupeaux... et précédés de ces terribles guerriers aux faux emmanchées à l'envers, qui massacraient tout sur leur passage... Et leurs chefs, dont on murmurait les noms avec terreur, leurs chefs aussi invincibles qu'impitoyables : Stofflet, Cathelineau, Talmont, Lescure, et surtout le plus jeune, le plus effrayant peut-être, parce que, disait-on, jamais personne n'avait pu le faire reculer : La Rochejaquelein...
"Les gens sont fous, disent n'importe quoi, soupirait Silvère. Ah ! si seulement nous avions pu lancer ce maudit journal, informer réellement, détruire ce règne de la rumeur... Nous allons finir par nous vaincre nous-mêmes !
– Tu as raison, renchérissait Pierrot. Quand les Vendéens arrivent, la peur qu'ils inspirent d'avance a fait la moitié du travail !... Mais quant au journal, je n'y peux rien. François n'a pas l'air pressé... Et il y a pire : j'espérais que mon père serait intéressé par le projet, et me prêterait l'argent que je vous ai promis...
– Et ?
– Il tergiverse, lui aussi. Il ne me donnera sûrement pas les mille francs dont nous aurions besoin...
– Il faut trouver d'autres moyens de financement ! Pourquoi pas une souscription ?
– Tu es fou ? En ce moment ? Mais entre les impôts supplémentaires, les versements patriotiques pour l'armée, etc. les gens n'ont pas d'argent à nous donner !
– Un journal, c'est aussi une entreprise patriotique, non ?
– Si tu veux... mais tu avoueras qu'il y a plus urgent ! Ecoute, en faisant attention, en restreignant les frais... on devrait pouvoir se passer de mon apport.
– A condition que François...
– Il a juré ! Fais-lui un peu confiance !... Et sinon à lui, du moins à ta sœur Elisa !..."
Tout allait décidément de mal en pis ; Silvère piaffait d'impatience, ne sachant plus trop ce qu'il devait faire : continuer d'attendre, en espérant que les choses s'arrangent ? Pour comble, de sévères restrictions avaient été déclarées dans tous les domaines ; le papier lui-même se faisait rare...
Ce qui n'était qu'une peur se changea rapidement en panique : le vingt-quatre au matin, on apprit que Laval avait été prise, la veille, presque sans coup férir. Et que cinq à six mille Chouans de Mayenne et de Basse-Normandie avait rejoint l'aile combattante de cette cohorte vendéenne. Laval... A seize lieues du Mans ! Deux jours de marche forcée, on l'on verrait apparaître l'avant-garde ennemie...
Ce furent des jours d'attente interminable, le souffle coupé.
La première chose que fit Silvère devant le péril menaçant, fut d'aller trouver sa mère et sa sœur. Il avait récupéré son fils chez la nourrice, pensant que l'enfant serait plus en sécurité auprès de sa grand-mère et de sa tante, qui, en cas de péril extrême, ne seraient pas enclines à l'abandonner comme eût pu le faire une étrangère...
Il trouva les deux femmes dans un état d'inquiétude terrible.
"Il faut fuir, disait la mère. Réfugions-nous à Chartres, encore une fois...
– Abandonner François ici ? Jamais. De toutes façons cela n'a pas de sens de fuir à Chartres : c'est sur la route de Paris, que les Brigands ne manqueront pas de prendre...
– Non, ils passeront plus au Nord, vers Dreux... et puis, nous aurons le temps de les voir venir...
– La discussion est oiseuse, répartit Silvère : ils ne sont pas encore au Mans, et y seraient-ils, qu'ils trouveraient ici des hommes capables de les repousser ! Cela dit, il faut prendre toutes nos précautions, c'est pourquoi je vous amène mon fils...
– C'est merveilleux, ironisa Elisa : tu retrouves le sens de la famille !...
– Je vous le confie, pour que vous le gardiez ici, continua-t-il sans tenir compte de l'interruption. Ne cédez pas à la panique, mais tenez-vous prêtes à toute éventualité...
– Nous ne t'avons pas attendu, répondit la mère, en lui montrant de la main des malles déjà pleines et bouclées. Mais toi ?
– Oh, moi... Il se peut que je sois amené à me réengager. C'est pourquoi je voulais avoir les mains libres avec le petit... Mais où est François ? Il devrait être ici...
– Il est à la fabrique. Il travaille d'arrache-pied, pour le cas où il faudrait évacuer..."
En ville, régnait une sombre effervescence. On décida que l'on formerait un comité défensif chargé de préparer l'assaut des Vendéens ; la garde nationale fut mise en réquisition permanente, et on fit transférer les suspects, notamment ceux arrêtés dans les affaires de Sablé et Br–lon, à la Ferté-Bernard.
"On ferait mieux de les guillotiner sans plus attendre, entendait-on, tant au Club que dans la rue. Ce sont des traîtres !"
Un emprunt forcé de deux-cent mille livres sur les riches fut voté dans la foulée, tandis que, le 6 brumaire, arrivaient mille deux cents hommes de Saumur.
Dans les rues, chacun s'observait avec des regards inquiets. Une masse de peuple s'agglutinait devant la maison commune et le Conseil général dans l'espoir de recueillir des nouvelles.
Celles -ci devenaient de plus en plus alarmantes : ce diable de La Rochejaquelein avait bousculé Westermann jusqu'à Chateau-Gontier, écrasé Kléber, et pris Craon ; après quoi, il s'en était retourné tranquillement à Laval. L'attaque du Mans semblait de plus en plus imminente.
Toutes les troupes disponibles du département furent rassemblées au Mans, tandis que Pottier, le maire, partait à Paris réclamer du secours.
Dans le même temps, on apprenait que les campagnes recommençaient à s'agiter ; le 7 brumaire, une panique indescriptible éclata dans la Charnie, où l'on sonna le tocsin. On ne savait pas très bien, en ville ce qui la motivait le plus, de l'arrivée probable des Vendéens avec leur cortège de massacres et de pillages, ou les mesures que l'on serait amené à prendre pour les combattre ! Les bruits les plus absurdes couraient : on allait requérir les enfants de douze à dix-huit ans pour la marine, et les filles pour les hôpitaux des frontières ! On allait priver chaque citoyen de ses draps et de ses chemises pour habiller l'armée ! Tant et si bien qu'il fallut envoyer des troupes à Saint-Denis d'Orques, pour prévenir un début d'insurrection.
"Ce qu'il y a d'étonnant, dans les événements que nous vivons, dit Joachim un jour qu'il avait rencontré Silvère, c'est le déferlement de bêtise que cela suscite...
– Oui, il est grand temps de convertir les églises en temples de la Raison. Elle a plutôt été mise à mal ces temps-ci... Mais tu vois, ce qui m'étonne le plus, c'est qu'au milieu d'une telle pagaille, alors qu'on ne sait même pas si on sera encore vivant demain, il y ait des gens qui pensent à dénoncer je ne sais quel petit bout d'armoirie resté sur l'église de la Couture... et qu'on trouve des ouvriers pour aller le marteler...
– Il est plus que jamais nécessaire de lutter contre les Aristocrates, tu ne crois pas ?
– Certes ! Mais il me paraît plus urgent, en l'occurrence, d'aller les attendre avec des fusils sur la route de Laval, plutôt que de se promener le nez en l'air, à la recherche d'armoiries...
– Les deux vont ensemble. Et puis, en confidence... il vaut mieux occuper certains à chercher des armoiries plutôt qu'à organiser l'armée. C'est moins dangereux !...
– A qui fais-tu allusion ?
– Hé bien, par exemple... à ton ami François ! Ton futur beau-frère se sent pousser des ailes depuis que la Terreur est à l'ordre du jour. Il baigne littéralement là-dedans comme un poisson dans l'eau, il se répand en pétitions et dénonciations de toutes sortes avec un zèle... Et il n'est pas le seul, crois-moi. Il fait partie de ceux qui voulaient que les suspects de Br–lon soient exécutés sans jugement.
– Lui qui a été arrêté...
– Justement, il veut le faire oublier !
– Je comprends pourquoi il n'est jamais disponible pour discuter avec nous du journal...
– Franchement, il vaudrait mieux vous passer de sa collaboration. C'est un assez triste personnage. Il sème la suspicion sur les Sans-culottes les moins douteux...
– L'ennui, c'est qu'il a l'argent...
– Réfléchis bien. Mieux vaudrait ne rien faire que de vous lancer dans cette aventure avec lui."
Comme pour donner un sinistre écho à ces paroles, le onze brumaire#, on fit exécuter, place des Halles, deux des accusés de Br–lon, des paysans d'Epineu le Chevreuil. Silvère ha‹ssait ce genre de spectacle, mais il e–t été lƒche de se dérober.
Lorsque les deux hommes, enchaînés, parurent, une violente rumeur remplit la place. Hués, conspués, ils avancèrent lentement vers la sinistre machine, encadrés par des gardes qui les protégeaient ; sans quoi ils eussent probablement été lapidés. Silvère était trop loin placé pour distinguer leurs traits ; mais rien, dans leur attitude ne semblait refléter la peur.
"Ils ne manquent pas de dignité, se dit-il. Quel dommage qu'ils se soient trompés de combat !"
Il détourna les yeux lorsque le couteau tomba. Une énorme clameur lui apprit que c'était fini.
Deux jours plus tard, une nouvelle incroyable parvint au Mans : l'immense troupe vendéenne avait pris la direction de Mayenne ! Elle remontait vers le Nord, au lieu de prendre la route directe vers Paris. Le Mans serait épargné !... Le treize brumaire, la chose se confirma : on les annonçait à Ernée. Ils allaient donc vers la Bretagne, ce qui, sur un plan général, ne manquait pas d'être inquiétant : s'ils parvenaient à rallier la chouannerie bretonne, cela ferait une énorme masse, pratiquement invincible, qui déferlerait sur Paris ; c'en serait alors fini de la Révolution...
Mais, dans un réflexe égo‹ste, les Manceaux ne voulaient pas y songer. Ce qui leur importait, dans l'immédiat, c'est que le danger s'éloignait.
On décida néanmoins de profiter de ce répit pour prendre quelques précautions : les suspects furent transférés à Nogent le Rotrou et à Chartres, tandis que l'on installait des postes avancés sur chaque route accédant au Mans, à un quart de lieue de la ville. Ainsi, en cas d'attaque des rebelles, un cavalier pourrait facilement donner l'alarme. Les ponts furent barricadés avec des charrettes, tandis que les gués, le gué de Maulny, notamment, furent gardés.
Surtout, Thirion, de retour au Mans, lança une nouvelle réquisition des célibataires et des veufs sans enfants : Silvère, rassuré sur le sort du petit Joachim, se présenta et fut aussitôt engagé parmi les cavaliers. Le général Moulin fut chargé du commandement des troupes mancelles.
Cependant, on apprenait que les Vendéens s'éloignaient de plus en plus en direction de la Bretagne : le 13 brumaire, ils avaient pris Ernée, le 14, Fougères, le 19, Dol de Bretagne, le 21, Pontorson... Leur but semblait maintenant évident : ils voulaient s'emparer du port de Granville, place forte extrêmement importante sur la Manche... Certes, Paris n'était plus menacé dans l'immédiat d'un déferlement de Chouans ; mais la situation n'en demeurait pas moins sérieuse. S'ils prenaient Granville, ils disposeraient d'un port fortifié, extraordinaire tête de pont pour les Anglais... Ils pourraient alors recevoir armes, munitions et renforts pour marcher sur la capitale. Peut-être même pouvait-on s'attendre à un débarquement massif...
La Rochejaquelein arriva le 24 brumaire à Granville, mais après plusieurs assauts, il dut se rendre à l'évidence : la place, solidement défendue était imprenable. Il reflua donc vers Avranches où il arriva le 26.
Ce même jour, Silvère passait devant l'imprimerie Monnoyer, lorsque son attention fut attirée par les cris triomphants d'un petit crieur de journaux :
"Granville a tenu ! Granville a résisté aux Brigands ! Toutes les nouvelles !..." Il acheta le journal – c'était le Défenseur de la Vérité, puisque le Courier Patriote n'avait plus reparu.
L'auteur de l'article expliquait en effet que les Vendéens avaient pensé pouvoir s'emparer de la ville grƒce à une trahison ; mais eux-mêmes avaient été bien trompés par leur informateur, et ils n'avaient plus qu'à rebrousser chemin. Pour aller où ? Toute la question était là ! Pour l'heure, on pouvait être soulagé : il n'y aurait pas de débarquement anglais sur les côtes normandes. Mais ensuite ? Qu'allait-il advenir de cette troupe immense, désormais sans but, mais non point sans courage ? Réunis autour d'une carte autour de Silvère, dans une taverne près de Saint-Vincent, Pierrot, et Joachim s'interrogeaient, se perdaient en conjectures.
"Ils sont à Avranches, c'est à un peu plus de soixante lieues de Paris. A marche forcée, cela représente... six ou sept jours de marche... faisait Joachim, d'un air sombre. Cela me semble évident, ils vont attaquer Paris !
– Es-tu fou ? Six ou sept jours de marche... à condition de faire presque dix lieues par jour et de ne rencontrer aucune opposition !
– Et ils en ont rencontré beaucoup, de l'opposition, jusqu'à maintenant ? Si tu penses à toutes les villes qu'ils ont prises, presque sans combat...
– Tout de même ! Alençon, Dreux...
– Elles feront comme Laval ! La Convention a beau dire que toute ville qui accueillera les Brigands sera br–lée...
– La peur des Brigands est la plus forte. Que veux-tu, fit Pierrot, eux sont là, et la Convention n'y est pas...
– Alençon et Dreux sont des villes ouvertes...
– Oui, mais il y a autre chose. Il paraît que les Vendéens, pas les chefs, les hommes, aspirent surtout à rentrer chez eux, à repasser la Loire...
– Ils désobéiraient à leurs chefs ?
– Ils l'ont déjà fait ! Je ne sais pas si c'est vrai, mais des témoins ont écrit à Paris que La Rochejaquelein a fait tout ce qu'il a pu pour les retenir à Saint Florent le Vieil... Mais que, voyant qu'il ne pouvait les empêcher de passer la Loire, il a bien été obligé de les suivre... Il paraît même qu'il en pleurait !
– C'est d'ailleurs assez bien vu de sa part. Dans leur fichu pays plein de chemins creux, de forêts, c'est quasiment impossible de les attraper.
– Et après avoir à toute force voulu passer la Loire, ils voudraient retourner en arrière ? Ce n'est pas très cohérent !
– Bah ! C'est un véritable troupeau, qui obéit aux impulsions du moment... Sur cent ou deux cent mille qu'ils sont, il n'y a peut-être pas vingt mille combattants...
– N'empêche qu'ils nous ont toujours battus !
– Sauf à Granville... S'ils veulent repasser la Loire, le chemin le plus court passe par Rennes et Nantes...
– Deux villes pratiquement imprenables pour eux !
– Il y a donc gros à parier qu'ils repasseront vers Laval... Puis Angers, ou Saumur...
– Donc, Le Mans sera épargné ?
– Voire ! S'ils échouent à Angers..."
L'activité au Mans redevint fébrile ; le soir même, un bataillon de Valenciennes arriva pour prêter main-forte, à l'occasion, aux défenseurs du département ; et le vingt-huit, un nouveau représentant en mission se présenta d'abord au Département, puis au Club : c'était Garnier de Saintes. Petit, rƒblé, le regard dur, il n'inspirait pas d'abord la sympathie ; mais il se dégageait de lui une indéniable énergie qui, en ces temps difficiles, rassurait plutôt. Enfin un homme capable de prendre les décisions nécessaires...
Il commença par se plaindre de ne trouver au Mans que six-cents hommes de troupes au lieu des vingt-cinq mille escomptés.
"Les différentes réquisitions n'ont rien donné, répliqua le président du Conseil Général. Beaucoup d'hommes en ƒge de combattre se défilent, se cachent... Il n'y a guère de volontaires...
– C'est sans doute que le travail a été mal fait, tonna Garnier. Il faut, entendez-vous, il faut que tout homme en situation de combattre soit au plus vite sous les armes, équipé, et prêt à se battre...
– Et ce n'est pas encore le problème le plus grave auquel nous nous heurtons, fit le président.
– Vraiment ?
– Non, notre problème actuellement le plus grave, le plus tragique, même, et qui risque de mettre ici la Révolution en péril, c'est celui des subsistances. Depuis l'instauration du Maximum au mois d'aôut, on ne trouve plus rien au marché. Les paysans ne livrent plus leurs grains ! Et quand par hasard l'un d'eux veut vendre son grain au marché, la charrette n'arrive jamais jusqu'en ville... Les quartiers les plus pauvres sont dans une agitation continuelle à cause de cela... Le Mans, c'est véritablement une ville assiégée, réduite à la famine par des campagnes hostiles...
– Je vois ce qu'il en est, fit Garnier. Demain, je compte faire un discours à ce sujet devant le Conseil Général au grand complet. Tƒche de faire en sorte qu'il ne manque pas un élu des districts ruraux !..."
Ainsi fut fait le lendemain. La séance était publique, ce qui engagea Silvère à y assister.
"Sacré personnage ! se dit-il, tandis que Garnier, d'une voix forte, presque métallique, dénonçait meuniers, boulangers, agriculteurs, tous confondus sous le vocable infamant d'accapareurs, et invitait l'administration à sévir contre tous ces gens-là, "jusqu'à la mort !" Il me fait froid dans le dos... Il ne doit pas faire bon être contre lui..."
Il fallait restaurer la confiance, dans une ville affamée et terrorisée par l'approche des Vendéens que l'on disait déjà à Sablé. Garnier décida que la fête civique, destinée à célébrer la fin de l'ère de la Superstition, et la consécration de la cathédrale du Mans à la Raison, prévue de longue date mais que l'on songeait à reporter, aurait bien lieu le trente brumaire, en présence de lui-même et du représentant Thirion, et de toutes les autorités constituées du Département.
Ce jour-là, un froid piquant, humide rendait les rues moroses. Le ciel était bas. Il y eut d'abord une grande réunion à la Maison Commune, et le maire, Pottier, fit un vibrant discours patriotique. La garde nationale, groupée place des Jacobins se rendit ensuite en cortège, musique en tête, et précédée d'un détachement de la gendarmerie parisienne venu en renfort, à la place des Halles où se dressait toujours le plus bel arbre de la Liberté du Mans. On joua une Marseillaise qui fut reprise en chœur par la foule, et qui réchauffa les enthousiasmes. Le refrain, surtout, clamé par des voix mƒles, enflamma les cœurs et redressa les têtes.
Aux armes, citoyens !
Formez vos bataillons !
Marchons, marchons !
Qu'un sang impur abreuve nos sillons...
"Voilà qui est de circonstance, glissa Silvère à l'oreille de son ami Pierrot.
Puis, le cortège se dirigea vers la ci-devant Cathédrale, désormais nommée "Temple de la Vérité". Dans la nef, Garnier prononça un bref, mais solennel discours célébrant la fin des temps obscurs, du règne de l'erreur et de l'obscurantisme, et l'avènement d'un monde nouveau, où règneraient enfin la Vérité, la Justice, et la Paix dans une égalité retrouvée. A ce moment, sous les applaudissements, les portes du chœur s'ouvrirent, et la foule ne put retenir un "oh !" de surprise et de ravissement.
Dans le chœur, à la place du Maître-Autel, on avait dressé une montagne qui atteignait presque les vo–tes. Au sommet, une toute jeune fille toute habillée de blanc figurait la Raison, et saluait le public avec un sourire enjôleur. Au pied se tenaient deux autres jeunes filles, l'une figurant la Vérité, l'autre la Justice.
"La Raison n'est pas exactement un prix de vertu, fit quelqu'un en pouffant de rire."
Silvère voulut faire taire l'impertinent, mais soudain il reconnut le petit Bastien, le frère cadet de son ami Pierrot. Le gamin, qui pouvait avoir dix-sept ans, était devenu un grand adolescent efflanqué, mais toujours aussi moqueur.
"Je la connais bien, fit-il en la désignant du menton. J'ai même eu droit à ses faveurs... Si on m'avait dit que je couchais avec la Raison !... Ben alors !..."
Et il disparut dans la foule, pour rejoindre d'autres garnements de son genre.
"Quel sale gosse ! fit Pierrot, indigné. Ca ne respecte rien !... Mais regarde plutôt la Justice... Tu ne la reconnais pas ?
Silvère observa plus attentivement la jeune personne. Ces cheveux auburn... Ce sourire doux et gourmand à la fois...
"Sophie !"
– Mais oui, répliqua fièrement Pierrot. C'est ma Sophie. Elle n'a pas changé, n'est-ce pas ? Elle a belle allure...
– Tu as de la chance, dit Silvère avec mélancolie. Tƒche au moins de la rendre heureuse, et d'être heureux avec elle...
– Excuse-moi. Je ne voulais pas réveiller ta peine."
Silvère rassura son ami d'un sourire, mais il avait ressenti comme un choc. Bientôt un an, déjà ! Un an qu'Emeline reposait au cimetière, et qu'il ne savait plus s'il devait l'aimer. Un an qu'elle s'était éteinte dans l'horreur et l'épouvante, un an, ou presque, qu'il avait eu la révélation de ses trahisons. Un an de solitude, au cours duquel il avait travaillé, combattu, sans jamais parvenir tout à fait à combler ce grand vide en lui, cet abandon...
"Comme le temps passe vite, se dit-il. Quelle absurdité !"
On br–la solennellement, place des Halles, la tiare et la bulle du Pape, puis la fête se termina par un grand repas. Mais Silvère n'avait pas faim. Cela lui rappelait un peu son repas de mariage...
"Que la vie est bizarre ! se disait-il. Que sont devenues Marie-Anne et Suzie ? Réfugiées à la campagne, exilées... mortes, peut-être ? Voilà que Sophie va bientôt épouser Pierrot... et Emeline est morte... Je n'ai pas vingt-cinq ans, et on dirait que ma vie sentimentale part en lambeaux..."
Les jours suivants, ces diables de Vendéens semblèrent renouer avec la victoire ; les crieurs de journaux se firent plus inquiétants. Le vingt-huit brumaire#, Pontorson avait été prise, puis Dol, après deux jours de combat acharné contre Westermann, puis contre Mller et Marceau – ce dernier, surtout, un très jeune général de vingt-quatre ans qui témoignait d'admirables qualités militaires... Mais lui non plus n'avait rien pu faire contre ce qui semblait une irrésistible avancée. Les premier et deux Frimaire# livrèrent Antrain aux brigands, leur ouvrant ainsi la route de la Vendée. Le 3 frimaire au soir, Fougères fut réoccupée. Et le quatre, ils étaient à nouveau à Laval.
A nouveau, les événements se précipitèrent : tandis qu'on suivait, pour ainsi dire pas à pas l'avancée des Brigands – le sept à Sablé, le dix à la Flèche, deux colonnes républicaines venues du Nord traversèrent le Mans, pour se rendre à Angers.
Ce furent des jours d'attente insupportable. Angers allait-elle tenir contre ce flot battant de peuple déchaîné ? Et si elle ne tenait pas... Sans doute les Vendéens traverseraient-ils la Loire ; de retour chez eux, ils reprendraient cette lutte de coups de mains et d'embuscades qui leur avait toujours si bien réussi. Ils seraient alors quasiment invincibles ; combien d'armées républicaines allaient devoir se casser les dents, parmi ces forêts, ces chemins creux où ces diables de Brigands surgissaient à l'improviste, et disparaissaient tout aussitôt, le coup fait ? O— tout, les moulins, les rivières, les taillis, était hostile, pouvait tendre un piège ? Si Angers ne tenait pas, c'était parti pour une guerre dont on ne verrait pas la fin... et qui pourrait bien déborder jusque dans la Sarthe, qui avait aussi ses forêts, ses chemins creux, ses paysans insoumis et ses insermentés cachés...
Mais si Angers tenait ? Que feraient-ils ? O— iraient-ils ? Parfois, on ne savait pas trop ce qu'il fallait souhaiter... ou redouter le plus. Certains, déjà, refaisaient leurs bagages...
A ces angoisses vint s'ajouter, pour Silvère, une inquiétude particulière. Un galopin vint lui apporter un message de sa mère : le petit Joachim était malade. Silvère demanda aussitôt un congé, et se précipita chez lui ; il y trouva l'enfant tout fiévreux et bien amaigri, et auprès de lui sa grand-mère et sa tante Elisa, qui hochaient la tête d'un air douloureux.
"Depuis qu'il est sevré, nous ne parvenons pas à le nourrir convenablement... C'est la disette, on ne trouve rien au marché, que de très mauvaises denrées... Ce n'est pas ce qu'il faudrait à un enfant aussi jeune...
– Et puis, ce froid... Cette pluie qui n'en finit pas... On n'arrive pas à se réchauffer, et... le bois est si cher...
– Je comprends, fit Silvère atterré. Il faudrait l'emmener dans une région plus clémente... où l'on trouve de la meilleure nourriture...
– Ou peut-être le confier à quelqu'un, à la campagne ? Au moins, il aurait le bon air... et ils sont s–rement mieux nourris que nous, ici, à la ville, ajouta Elisa avec rancune.
– Mais à qui ? Nous ne connaissons personne à la campagne... et il faut d'abord guérir sa fièvre ! Et puis, les paysans ne sont pas s–rs, en ce moment... Il faut faire attention... Cela n'est vraiment pas possible en ce moment."
En furetant un peu partout, Silvère s'aperçut qu'en fait, si le marché était désert, misérablement approvisionné, il existait une sorte de circuit parallèle, où l'on pouvait se procurer à peu près ce que l'on voulait – à prix d'or, naturellement. Quiconque avait parent ou ami dans une ferme proposait ainsi, à la sauvette, du lait, du beurre, des œufs... jusqu'à de la volaille ou du jambon. Il ne fallait évidemment pas se faire prendre, sans quoi l'acheteur risquait la prison, et le vendeur la mort réservée aux "accapareurs". Le système faisait horreur au jeune homme ; mais Elisa insista :
"Ecoute, je pourrais donner à ton fils de quoi se nourrir, et guérir... mais il me faut de l'argent... Joachim n'est pas mon enfant, ni celui de François. C'est à toi de payer..."
Il finit par laisser à sa sœur une bonne partie de sa fortune, plusieurs milliers de francs ; elle s'engagea à trouver ce qui manquait au petit.
"Je connais des filières, dit-elle." Mais elle refusa absolument d'en dire plus à son frère.
Les treize et quatorze frimaire, les Vendéens assiégèrent Angers. En vain. Bien protégé par les murailles, le corps républicain répliqua par un bombardement nourri aux assaillants, et bientôt, il fallut se replier vers Pellouailles et Suette. Angers avait tenu.
Le Mans retenait son souffle, partagé entre joie et consternation. Le quinze frimaire, l'armée de La Rochejaquelein prit la route de Baugé, parce que le pont de Durtal était coupé. Et le dix-sept, tandis que le général Chabot, qui commandait les troupes du Mans, était culbuté jusqu'à Foulletourte, le général Vendéen s'emparait de la Flèche. Cette fois, il n'en fallait plus douter, Le Mans devait se préparer au pire.
NOTES :
1. 1er novembre. Le calendrier républicain a été adopté le 15 octobre dans la Sarthe. Le 22 octobre correspond au 1er brumaire, le 1er Frimaire au 21 novembre, et ainsi de suite. Il existe des tableaux de concordance ; voir en fin de volume.
2. 18 novembre 1793.
3. 21 et 22 novembre.