CHAPITRE III
1791, la Révolution en marche.
Durant plusieurs semaines, les discussions allèrent bon train. Les uns, parmi lesquels figuraient en bonne place les Sans-Culottes de la Fraternelle, et bon nombre de bourgeois voltairiens des Minimes, se réjouissaient ouvertement, et parlaient d'en découdre avec l'évêque, Monseigneur de Jouffroy-Gonssans, si celui-ci s'avisait de résister à l'obligation de prêter serment à la Constitution.
"On le connaît, celui-là ! Plus têtu qu'une mule ! Complètement fermé aux idées nouvelles...
- Aux idées tout court !"
Et l'on rappelait, non sans ironie, que le brave prélat s'était couvert de ridicule peu avant la Révolution, en voulant obliger les prêtres de son diocèse à renvoyer leurs servantes un peu trop jeunes ou trop accortes...
Dans les salons des Nobles, en revanche, c'était la consternation. On s'étranglait de fureur :
"Obliger un évêque à prêter serment ! Comme un vulgaire fonctionnaire !...
- Comme si un prêtre devait allégeance à quiconque qu'à sa Sainteté le Pape...
- Et au Roi de France ! Quel sacrilège !...
Peu de jours plus tard, Maître Bonnefoy convoqua ses clercs à une importante cérémonie : la toute première adjudication de biens nationaux d'église allait avoir lieu, et son étude avait été choisie pour rédiger les actes.
La vente eut lieu un mardi, devant une foule considérable de magistrats, mais aussi, surtout, de curieux. Silvère, regardant autour de lui, se demandait qui seraient les adjudicateurs. Il s'agissait d'une maison de la rue Saint Flaceau, qui avait appartenu au chapitre de Saint Pierre la Cour.
La vente démarra plutôt lentement, comme si la nouveauté de la chose, ou peut-être on ne sait trop quelle crainte religieuse, paralysait les acheteurs potentiels, des commerçants pour la plupart. Silvère reconnut, entre autres, un certain Jacques Allaire, boulanger rue de la Vieille-Porte, et qu'il connaissait bien car c'était un client de Maître Bonnefoy. Il aperçut aussi un gros homme qu'il avait croisé plusieurs fois chez Marie-Anne Yvard de La Lande : ainsi, le député, ou sa femme, s'apprêtait à arrondir ses domaines ! Mais le gros secrétaire venait surtout s'informer, et il ne poussa pas les enchères. Finalement, ce fut un maréchal des logis, un certain Raymond Fourniol, qui l'emporta, sous un tonnerre d'applaudissements. Au moment du coup de marteau final, un coup de canon retentit, faisant sursauter l'assistance. Puis la Municipalité, en un discours solennel, félicita l'heureux acquéreur, qui venait ainsi de faire la preuve de son patriotisme, en versant quelques deux cents livres dans la caisse de la Révolution.
"- C'est surtout une bonne affaire pour lui", murmura Maitre Bonnefoy, goguenard.
Après que le Directoire eut encore une fois rappelé, par un arrêté, l'obligation pour tous les prêtres de prêter le serment à la Constitution, faute de quoi ils ne pourraient toucher leur traitement, la date pour cette grande cérémonie fut fixée au troisième dimanche de janvier.
Mû par une intense curiosité, et aussi pour être au plus près de l'évènement qu'il sentait décisif pour l'avenir de la Révolution, Silvère s'était rendu à la Cathédrale pour la grand-messe. La nef était noire de monde, mais malgré l'affluence, il y régnait un froid glacial. Dehors, il gelait à pierre fendre.
Monseigneur de Jouffroy-Gonssans célébra d'abord un office solennel, qui sembla interminable au jeune homme, malgré la majesté du lieu. Appuyé contre un pilier, il attendait le moment fatidique du serment, tout en observant l'assistance. Tout à coup il eut son attention attirée par une fort gracieuse silhouette, à deux rangs de lui. La belle, qui pouvait avoir dix-sept ou dix-huit ans, lui tournait le dos ; il n'apercevait que de fins cheveux bouclés, dans sa nuque fraîche, qui s'étaient échappés d'un charmant petit chapeau. Il lui vint instantanément le désir de lui parler, de savoir qui elle était, où elle vivait. Elle paraissait appartenir à la bonne bourgeoisie mancelle, et il s'étonnait de ne pas l'avoir encore remarquée.
Se sentant observée, la jeune fille tourna la tête. Leurs yeux se croisèrent, et, tandis que Silvère sentait une vague de chaleur lui envahir le visage, elle lui adressa une petite moue moqueuse. C'est alors qu'il la reconnut : c'était Sophie Dallier, la petite-fille de ses voisins. Sans doute était-elle venue passer quelques jours auprès de ses grands-parents à l'occasion des fêtes de Noël...
La tension montait sans cesse, devenait presque palpable.
Puis, ce fut le moment. Le prélat réclama le silence, puis, devant l'assemblée pétrifiée, prononça seulement ces quelques mots :
"L'Assemblée Nationale a décrété que tout prêtre jurera de veiller avec soin sur les fidèles qui lui sont confiés, d'être fidèle à la Nation, à la loi et au Roi, de maintenir de tout son pouvoir la Constitution décrétée par ladite Assemblée..."
Mais Silvère n'écoutait que d'une oreille. Il observait Sophie. Celle-ci, accompagnée de ses grands-parents, semblait très concentrée, attentive. Il n'apercevait d'elle que sa nuque baissée, sa taille mince et déliée sous un lourd manteau sombre. Elle serrait contre elle un missel précieux.
"...Enfin, continuait le prélat, quant aux lois qui appartiennent au domaine purement spirituel et religieux, il ne m'est pas possible de prêter ici serment de m'y soumettre avant que l'Eglise ait prononcé."
Silvère sursauta, tandis qu'une grande rumeur parcourait le public : ainsi, c'en était fait. L'Evêque avait refusé le serment, et devenait, de ce fait, réfractaire, hors la loi. Sans nul doute, il entraînerait avec lui bon nombre de fidèles et de curés. C'était un sérieux revers pour la Révolution, et une promesse de graves ennuis.
On sortit de la Cathédrale ; des groupes se formaient, commentant l'événement. Les uns s'indignaient, ne comprenaient pas, parlaient d'arrêter l'Evêque ! D'autres, qui semblèrent plus nombreux à Silvère, se parlaient à voix basse, d'un air plutôt satisfait : cela sonnait le glas des "excès", des "prétentions exorbitantes" de la Révolution.
"Les hypocrites ! grinça le jeune homme. Les voilà prêts à se retourner contre nous !"
Pris dans un flot de peuple, il chercha Sophie des yeux, mais ne put rejoindre à temps la jeune fille, et dut se contenter de la voir de loin, monter dans une voiture ; mais en se retournant, elle lui adressa un petit salut.
Il en fut tout ému ; ainsi elle l'avait reconnu, et sans doute, elle ne refuserait pas de lui parler, de le revoir... Il avait le coeur vide et lourd, et il éprouvait le besoin de rêver à quelqu'un ; Sophie surgissait à point nommé dans sa vie.
Il se souvenait de la gamine timide, maigre et empotée qu'il avait souvent aperçue dans la maison jouxtant celle de ses parents : c'était alors une petite fille, de deux ans plus jeune que lui, et pour rien au monde il n'aurait partagé ses jeux. Elle, d'ailleurs, ne sortait guère. Elle était un peu chlorotique, et on la protégeait beaucoup. Comment avait-elle pu devenir cette élégante créature ?
On apprit pourtant que le même jour, alors que l'Evêque défiait ouvertement les Autorités, d'autres s'étaient ralliés : Prudhomme de la Boussinière, curé du Crucifix, Thouvray, curé de Saint Vincent, et son vicaire Ledru, Suet et Guyard, chanoines de Saint-Pierre la Cour, le Père Dufour, professeur à l'Oratoire, et avec lui d'autres membres du corps enseignant, avaient prêté serment ou promis de le faire. Ces derniers noms, surtout, surprirent agréablement Silvère : ancien élève des Oratoriens, il se souvenait d'eux comme de maîtres érudits, mais comme enfermés dans un monde à part, à l'écart des turbulences du réel. Ils avaient su pourtant s'extraire de leurs traductions des Pères de l'Eglise pour rallier le parti du changement...
Au dîner, on ne parla que de ce qui venait de se passer. Tandis que Madame Derouet, effrayée, ne disait rien, son mari lançait de violentes diatribes anticléricales :
"C'est honteux, disait-il ! Voilà des gens que l'on va payer, qui vont dépendre du gouvernement, de l'Etat, et qui prétendent refuser un serment exigible de n'importe quel citoyen ! Ils se considèrent donc comme au-dessus des lois ? Un Etat dans l'Etat ?"
Silvère, tout en approuvant chaleureusement son père, aurait bien voulu l'amener au seul sujet qui lui importait vraiment : la présence de la petite Sophie dans la maison d'à côté.
Il parvint enfin à placer qu'ils les avait aperçus à la Cathédrale :
"- Ah ! oui, grogna le père Derouet, qui n'avait pas les mêmes raisons de s'intéresser à eux. Bah ! Le vieux Dallier a toujours été du côté de la calotte. Il ne faut pas demander quel parti il va prendre !..."
"-Voilà qui n'arrange pas mes affaires, songea Silvère. Mais, reprit-il, j'ai aussi aperçu leur petite-fille...
- Oui, renchérit sa mère, heureuse de voir dévier la conversation. Il paraît même qu'elle est sur le point de se fiancer..."
Silvère resta assommé par la nouvelle ; il n'avait pas imaginé un instant que Sophie pût ne pas être libre. Il chercha à en savoir davantage, mais sa mère ignorait tout du nom du prétendant, et son père n'avait entendu parler de rien. Il en fut à demi rassuré : c'était peut-être une simple rumeur, après tout ; d'ailleurs, elle n'était accompagnée que de ses grands-parents.
Dès le lendemain, il résolut de lui faire une petite visite de courtoisie. Elle était occupée à broder un mouchoir, près de la cheminée où crépitait un grand feu. Dans un fauteuil, en face d'elle, se tenait la vieille Madame Dallier, sa grand-mère, qui tricotait. Silvère n'était guère entré chez les voisins depuis la fin de son enfance. Ici, l'ameublement était un peu plus modeste que chez lui, mais tout était tenu avec un soin méticuleux ; des meubles anciens, très luisants, fort peu de bibelots, une simplicité de bon aloi.
Il fut reçu avec grande joie : la grand-mère, qui aimait les visites, l'embrassa sur les deux joues, tandis que Sophie, plus réservée, lui faisait une petite révérence ; et, en buvant du chocolat et en grignotant des gâteaux, on évoqua quelques souvenirs d'enfance.
Silvère eut tout loisir d'observer Sophie. Elle avait maintenant dix-sept ans : ses yeux, autrefois d'une couleur incertaine, avaient tourné franchement au vert, tandis que ses cheveux, très épais, et si bouclés qu'ils tenaient à peine coiffés en bandeaux, illuminaient de leur blondeur vénitienne un visage un peu pâle, et semé de taches de rousseur. Elle était très mince, mais sans maigreur ; des fossettes creusaient même ses joues lorsqu'elle souriait, lui donnant encore une attendrissante allure d'enfance.
Habitant ordinairement Alençon, elle était depuis deux mois sortie du couvent où elle avait été élevée, et était venue rendre une visite assez longue à son grand-père, qui avait été souffrant.
Elle parlait peu, écoutait surtout, et Silvère ne put rien apprendre de précis sur ses projets immédiats.
Il revint pourtant enchanté, d'autant plus heureux que la grand-mère l'avait chaleureusement invité à revenir les voir, et que Sophie avait joint ses prières à celle de la vieille dame.
Il vécut dès lors sur un nuage : il s'endormait en rêvant d'elle, se réveillait avec son image, l'emmenait en pensée partout avec lui. Comme il l'aimerait discuter avec elle, des grands changements qui avaient lieu dans le pays, mais aussi de leur vie quotidienne, de leur avenir... Il s'imaginait, la tenant par la main (ou, quelquefois, par la taille...), se promenant sur les nouvelles terrasses du Greffier, lui montrant, au dessous d'eux, les quartiers qui descendent vers la Sarthe :
"Tu vois, lui dirait-il, il y a aussi des gens honnêtes, intelligents et généreux, qui habitent ici..." Il lui parlerait de Joachim, de sa famille. Elle devait être naturellement compatissante : elle trouverait un moyen de les aider. Et surtout, elle approuverait son combat à lui... Ils partageraient les mêmes idées, et le même idéal.
Ils auraient une vie agréable : elle avait des espérances, lui hériterait la fabrique paternelle, ou bien il deviendrait homme de loi, notaire. Ils habiteraient une belle maison au centre ville. Ils auraient des enfants... Au moins trois !
Il en avait complètement oublié Marie-Anne et Suzie ; un jour, il aperçut Madame Yvard de La Lande en voiture, avec son mari : celui-ci semblait vieux, très jaune, malade. La jeune femme se penchait sur lui, et ne vit pas Silvère ; celui-ci en reçut un bref coup au coeur.
"Est-ce que je l'aime encore ?" se demanda-t-il ; mais il dut constater qu'elle lui était désormais à peu près indifférente ; l'image de Sophie avait pris toute la place.
Pour asseoir l'influence du clergé constitutionnel, et pour infliger du même coup un camouflet à Monseigneur de Jouffroy-Gonssans, les autorités décidèrent que la traditionnelle fête de Saint Julien, patron de la ville, qui aurait lieu le jeudi 27 janvier, serait une excellente occasion. On décida donc de la célébrer avec éclat ; on rouvrit pour l'occasion la Cathédrale, sur laquelle les scellés avaient déjà été apposés à fin d'inventaire. La Municipalité au grand complet, dans ses nouveaux habits noirs, la Garde Nationale, rutilante dans ses habits bleus et rouges, et parée de cocardes, les membres du Districts arrivèrent en grand apparat, et s'installèrent au premier rang. Silvère, qui s'était glissé encore une fois parmi les curieux, vit soudain un mouvement se faire vers l'entrée : c'était le vicomte de Valence, le colonel du régiment de Chartres-Dragons, en grand uniforme. Silvère l'observa un instant : il le trouva épaissi. Décidément, ce gros jeune homme au visage plat, au regard vif, ne lui inspirait aucune sympathie.
"Un ci-devant noble, qui s'affiche pourtant parmi les Amis de la Constitution... Un autre La Fayette, en plus petit!" songeait-il, avec un certain dégoût. A tout prendre, il avait plus de respect pour ceux qui avaient eu le courage de leurs opinions, qui affichaient ouvertement leur opposition, comme l'Evêque, ou comme le comte de Tessé, dont la fuite, un beau matin de l'année précédente, avait fait grand bruit...
Mais ce qui intéressait davantage Silvère, c'était d'apercevoir Sophie. Depuis sa visite, la semaine précédente, il n'avait pas eu l'occasion de la revoir, mais il se doutait qu'elle devait venir. Il parcourait en vain du regard l'assemblée, lorsque soudain, elle lui apparut, tout à fait à l'autre bout de la cathédrale, de l'autre côté de la travée centrale. La presse était telle qu'il ne fallait pas songer à traverser tout cet amas de peuple pour la rejoindre ; il ne pouvait même pas lui adresser un signe, car la jeune fille, trop absorbée par le spectacle, s'obstinait à ne pas regarder de son côté.
C'était le curé du Crucifix, Prudhomme de la Boussinière, qui officiait au grand autel. Il était l'un de ceux qui, parmi les premiers, avaient prêté le serment. Auprès de lui, un homme aux épaules carrées, aux mains robustes : Ledru, vicaire de Saint Vincent. L'autre assistant était un certain Desprès, ancien chanoine de Sillé.
Le prêtre prononça un long discours patriotique, si convainquant et si bien senti que les Amis de la Constitution le firent imprimer dans les Affiches du Maine, mais dont Silvère, tout préoccupé de stratégie amoureuse, n'entendit pas un traître mot.. Il y eut des chants, de l'orgue, et la journée s'acheva par un bal, place des Halles, où le jeune homme attendit en vain Sophie, qui ne parut pas. Déçu, il rentra très tôt chez lui.
Le début de l'année 1791 s'avéra moins difficile que l'année précédente : la récolte ayant été bonne, les prix avaient chuté, et on pouvait trouver le blé à deux livres le boisseau, comme dans les meilleurs moments, ce qui desserrait l'étau pour les plus pauvres. Cependant, un chômage endémique persistait ; la crise de l'étamine ne s'était pas calmée, bien au contraire, les marchés extérieurs venant à manquer ; au point que l'on incitait les dames à se vêtir, patriotiquement, de robes taillées dans les tissus manceaux ! Mais beaucoup ne survivaient plus que par les maigres secours distribués par la municipalité.
Le père de Silvère était soucieux, s'enfermait parfois de longues heures avec Maître Bonnefoy : il songeait sérieusement à une reconversion, et la vente des biens nationaux lui offrait une opportunité qu'il devait saisir au bond : ainsi, les revenus fonciers compenseraient, et même largement, les pertes prévisibles dans le commerce.
Le contraste était violent avec le sort des quartiers populaires : la misère ne s'était guère améliorée ; elle sévissait plus cruellement que jamais, rendant ces quartiers, infestés de mendicité et de brigandage, de plus en plus dangereux.
Joachim n'échappait pas au sort commun : il ne travaillait plus depuis plusieurs semaines, et ne parvenait à payer son loyer, et quelques subsistances, que grâce à des aides distribuées par la Municipalité - une situation humiliante dont il souffrait. Silvère et Thibaut, l'aidaient de leur mieux. Un jour, il cessa de venir au club : inquiet, Silvère alla voir chez lui ce qui se passait.
Dès qu'il pénétra dans l'horrible galetas, une odeur épouvantable le suffoca. Dans la pénombre, il distingua bientôt la silhouette de son ami, penché sur une forme à peine humaine, et qui gémissait. Silvère reconnut Samuel, le jeune frère de son ami, le plus petit et le plus fragile. Incroyablement décharné, il achevait de se vider en une irrépressible diarrhée. Il râlait déjà. Dans une heure ou deux, ce serait fini.
Epouvanté, Silvère eut un mouvement de recul, puis d'affolement :
"- Que puis-je faire ? Il faut un médecin, des médicaments..."
L'autre le regarda avec une ironie presque méchante.
"-Pas la peine, c'est trop tard... Avec quoi j'aurais payé, d'ailleurs ?
- J'aurais payé, moi !
- Ah ! oui, c'est vrai, tu peux, toi..."
Silvère se sentit soulevé par une vague de dégoût, de colère impuissante. A quoi donc a servi la Révolution, si elle n'a rien changé au sort des plus malheureux ?
Silvère courut néanmoins chez Maître Charrier, l'apothicaire de la place des Halles. C'était un ami de son père ; il saurait que faire, et sans nul doute n'abandonnerait pas un enfant à son sort. C'était un brave homme, qui écouta volontiers le jeune homme ; mais il haussa les épaules.
"Si la situation est telle que tu me l'as décrite, il n'y a plus grand-chose à faire. Des médicaments ne suffiraient pas, il faudrait surtout de l'air pur, une nourriture appropriée... C'est bien triste, bien triste. Mais il faut que ton ami transporte son petit frère à l'hôpital. Vois-tu, c'est la seule chose à faire -sans quoi, lui aussi est en danger. Et il va contaminer tout le quartier !"
Il lui donna cependant quelque potion, sans lui laisser grand espoir.
Mais quand Silvère revint auprès de Joachim, celui-ci attendait dehors, très pâle. Il lui montra la maison, d'un geste ; "c'est fini", dit-il simplement.
Marie, la soeur aînée, pleurait éperdument, tandis que les deux plus jeunes semblaient prostrées ; lorsqu'elles virent Silvère, elles s'accrochèrent à lui comme pour lui demander protection.
L'enfant fut enterré très vite, dans la fosse commune. On brûla tous ses vêtements - des loques inutilisables et souillées - pour éviter la contagion. Et dès le lendemain, Joachim revint à la Fraternelle, le visage fermé.
Silvère partageait son temps entre l'étude de Maître Bonnefoy, où la vente des Biens Nationaux avait apporté un surcroît d'activité, et le club ; cela lui laissait néanmoins quelques temps libres. Il lisait alors beaucoup, pillant la bibliothèque de son père, dévorant tous les livres qui lui passaient dans les mains. C'est à ce moment qu'il découvrit les Philosophes, Voltaire, dont il admirait l'esprit sarcastique, mais dont il appréciait assez peu les idées, ni son mépris du peuple, ni son admiration sans borne pour les industriels et les commerçants (il y retrouvait la manière de penser, les réflexions de ses anciens amis de la Société des Minimes), et surtout Rousseau, dont le Contrat Social, et le Discours sur l'origine de l'inégalité furent pour lui des traits de lumière. Il aimait aussi se promener à travers la ville, qui commençait à se transformer, sous la houlette de la Municipalité, et de l'ingénieur Bruyère ; une politique de grands travaux, en effet, avait paru un moyen efficace de lutter contre le chômage et la misère. On achevait à ce moment la promenade du Greffier, vers le Sud de la ville, non loin de l'enclos des Visitandines. Il s'agissait de construire de vastes promenades en terrasses, sur une butte dominant la Sarthe. On y employait trois à quatre cents ouvriers, payés douze sous par jour. C'était un endroit animé, où l'on venait s'enquérir de l'avancement des travaux.
Le reste du temps, il assistait à toutes les fêtes, à tous les bals. Sophie, souvent, l'accompagnait, maintenant. Sérieuse, presque mélancolique, elle aimait pourtant passionnément danser, et s'y donnait avec une sorte de ferveur qui contrastait avec sa réserve habituelle. Seulement, elle traitait Silvère comme un ami, ou comme un grand frère, jamais comme un amoureux ou un possible fiancé. Un soir qu'il avait essayé d'aborder le sujet, de lui parler plus tendrement que de coutume, elle s'était fâchée et avait menacé de ne plus le revoir si jamais il s'aventurait encore sur pareil terrain. Il se l'était tenu pour dit, et restait coi, attendant une occasion plus favorable.
C'est à ce moment-là qu'une idée commença à germer en lui : puisqu'il était encore trop jeune pour participer activement aux événements politiques, pourquoi ne pas en rendre compte ? Pourquoi ne pas utiliser son joli talent d'écriture à informer ses concitoyens, à éveiller leur conscience ? Il s'ennuyait à mourir dans l'étude, aspirait à plus d'indépendance, et voulait surtout jouer un rôle qui pût lui donner plus de prestige aux yeux de Sophie.
La presse venait de naître. Etouffée durant des siècles sous le poids effroyable de la censure, elle s'était soudain libérée. A Paris, des feuilles naissaient chaque jour, parfois éphémères, de toute tendance, de tout bord. La province en recevait l'écho. A la Fraternelle, Silvère lisait régulièrement le Père Duchène et l'Ami du Peuple ; son père, quant à lui, plus modéré, lisait le Journal des Débats, auquel il venait de s'abonner. Mais la presse locale balbutiait encore dans les limbes : il n'existait guère que les ennuyeuses Affiches du Maine, journal de petites annonces, qui relatait aussi, mais sans les commenter, les décisions de l'Assemblée. Il y avait là, peut-être, quelque chose à tenter...
Il essaya d'en toucher un mot à son père, mais fut stoppé net dans son élan :
"- Y penses-tu, rugit le bonhomme. Crois-tu pouvoir réussir sans argent ? Où prendras-tu le papier, l'encre, et tutti quanti ? Tu n'espères tout de même pas que je vais financer cette fantaisie ? Songe donc d'abord à apprendre assez pour prendre un jour ma succession !"
Dans l'entrefaite, l'idée lui fut soufflée sous le nez par un certain Chevalier Bouyer de Monhoudou, auteur dramatique, qui dès le 16 janvier annonça à grand fracas la naissance d'une feuille locale : le Journal Général du Département de la Sarthe. Monhoudou, un noble qui s'était tout de suite, et avec enthousiasme, rallié aux idées de la Révolution, était un personnage assez haut en couleurs, brillant et quelque peu aventureux, que Silvère avait croisé une ou deux fois rue du Bouquet. Pour l'heure, il s'alliait avec Charles Monnoyer fils, l'un des deux imprimeurs de la ville, membre de la Société des Minimes, et qui venait de succéder à son père, le créateur des Affiches du Maine. Les deux personnages constituaient à eux seuls l'équipe rédactionnelle du périodique, mais ils faisaient volontiers appel aux talents des citoyens, afin d'étoffer leurs informations...
Ils voudraient peut-être accepter des comptes-rendus, des articles ? songeait Silvère. Il faudrait commencer par là. Je serais tout de même un peu journaliste !
L'occasion se présenta bientôt : un lundi du début de février, il résolut de se rendre au théâtre, accompagné de son ami Thibaut.
Les représentations se jouaient dans la charmante salle des Spectacles, ouverte depuis quelques années non loin de l'ancien Palais des comtes du Maine, rue des Filles-Dieu. On jouait ce soir-là Sémiramis. Silvère et Thibaut s'installèrent au poulailler, seules places à la portée de leur bourse.
Il était devenu d'usage, à l'entracte, que les musiciens de l'orchestre jouent des airs révolutionnaires, le Ca Ira ou la Carmagnole. Or, ce soir-là, c'était la musique du régiment de Chartres-dragons qui jouait.
Lorsque l'entracte arriva, les cris habituels fusèrent : "Le Ça Ira ! Jouez le Ça Ira !"
Et voilà qu'à la stupeur générale, les musiciens refusèrent hautement. Seul un clarinettiste, peut-être distrait, ébaucha l'air sur son instrument, mais, sentant la réprobation de ses collègues, il s'arrêta bien vite ; cette bonne volonté eut cependant le don de calmer momentanément les esprits, et la représentation put reprendre.
Dès le lendemain, cependant, Silvère demanda la parole au club, et raconta l'événement , dans un petit discours dont il fut assez content :
"On a attenté de manière inqualifiable à la dignité de la Révolution, conclut-il. Laisserons-nous des ci-devant nous dicter notre conduite ?"
On décida alors que dès la prochaine représentation, il faudrait, de force s'il le fallait, imposer ce chant populaire.
Le jeudi suivant, les clubistes avaient amené au théâtre toute une troupe de jeunes gens armés de pistolets, bien décidés à en découdre ; en face, la résolution était la même, car l'on apercevait de très nombreux uniformes de dragons. L'atmosphère sentait déjà la poudre, lorsque l'on vit s'avancer Levasseur en personne, accompagné d'un lieutenant de la garde nationale ! L'homme, que Silvère connaissait un peu pour l'avoir aperçu aux Minimes, ne manquait ni d'audace, ni de panache ; excellent orateur, partisan des réformes les plus radicales, cet ancien chirurgien savait s'imposer, et avait pu, souvent, soulever la salle d'enthousiasme et imposer ses convictions : avec lui, nul doute que les Dragons s'inclineraient.
Comme la première fois, la première partie du spectacle fut calme, quoique l'on sentît que quelque chose se préparait. Puis ce fut l'entracte : alors, s'étant donné le mot, les jeunes gens se levèrent tous ensemble :
- le Ça ira ! On veut le Ça ira !...
Alors, le chef d'orchestre se tourna d'un bloc vers la salle :
- Non, fit-il, nous ne le jouerons pas.
Après une seconde de silence, ce fut un indescriptible charivari. Des hommes se levèrent, la canne à la main, tandis que les dames se précipitaient vers la sortie avec des cris d'effroi. Les Dragons, debouts sur les sièges, brandissaient leur sabre, tandis que redoublaient les clameurs:
"C'est une insulte ! Vous insultez la Constitution !
- A Bas la calotte ! A bas les ci-devant ! A bas Valence !"
Levasseur, toujours accompagné du lieutenant de la Garde, tenta de s'interposer ; on le vit discuter avec le capitaine des Dragons, faire de grands gestes, apparemment sans succès.
A ce moment, le sang de Silvère ne fit qu'un tour : il venait d'apercevoir, au parterre, Sophie, sa chère Sophie, toute blanche, et cramponnée au bras d'un dragon !... A l'instant, il empoigna Thibaut, dégringola les escaliers, et commença à décocher force coups de poing à droite et à gauche, avec l'intention bien arrêtée d'en découdre. L'affaire eût pu devenir fort chaude, si n'avait retenti un cri de triomphe : "on a gagné ! Ils vont le jouer !..."
Et de fait, tandis que chacun regagnait tant bien que mal sa place, et que le brouhaha s'estompait, on entendit les accents du fameux chant :
Ah! Ça ira, ça ira, ça ira,
Les Aristocrates à la lanterne,
Ah! Ça ira, ça ira, ça ira,
Les Aristocrates on les pendra !
Ce refrain fut repris en choeur par tout le parterre, tandis que Thibaut poussait Silvère du coude :
"tu te rends compte ! Les aristos obligés de jouer ça !..."
Silvère n'eut pourtant pas le temps de répondre, que l'orchestre enchaînait déjà sur un autre air, une romance bien connue :
Richard, ô mon Roi...
Il faillit s'en étrangler : ainsi c'était cela ! Les Dragons laissaient passer le Ça Ira, mais à condition de jouer un air royaliste ! Quelle perfidie !
Les esprits cependant n'étaient nullement calmés, et dès le lendemain, les deux Sociétés populaires se mirent d'accord pour rédiger une pétition et l'adresser à toutes les autorités compétentes : le régiment avait créé le désordre, il avait ouvertement pris parti contre la Révolution, il fallait le chasser.
"Aurait-on pu soupçonner, écrivèrent-ils, que des hommes à la solde de la Nation, oubliant les titres sacrés de citoyens et de soldats, viendraient dans un lieu public, UNE SALLE DE SPECTACLE, (et le fait était écrit en majuscule, comme pour en souligner le scandale), troubler l'ordre, insulter au parterre l'image de cette même nation dont ils tiennent tout, et joindre à leurs injures les menaces les plus violentes !"
Une centaine de citoyens présents paraphèrent ce texte ; on en fit des copies, afin de recueillir d'autres signatures ; Silvère s'offrit pour le divulguer auprès de sa famille, et de ses amis.
Le soir même, après le souper, il entreprit son père, lui raconta par le menu - non sans ajouter quelques détails de son cru - l'incident du théâtre, et présenta son texte ; mais, à sa grande déception, il ne rencontra pas l'adhésion attendue.
"Y songes-tu sérieusement ? Le régiment de Chartres, chassé, après tant et tant de services rendus à la population du Mans...
- Quels services ? Ils ont maintenu l'ordre, certes, tant que personne d'autre ne pouvait le faire. Mais à présent, la garde nationale y suffirait !
- La garde nationale est aux mains des extrémistes des clubs ; de plus, ce ne sont pas des soldats professionnels, bien entraînés... En cas de troubles, ils prendraient la fuite, à moins qu'ils ne pactisent avec les factieux...
- Allons donc ! Le peuple a fait et fera encore la preuve de ses capacités à se diriger. Nous n'avons plus besoin de ci-devant nobles !
- Je reconnais bien là le discours de tes amis... Ils t'ont monté la tête. Je me demande même si cet incident...
- J'y étais !
- Et comme d'habitude, tu as cru ce que tu voulais croire. Qui te dit que ce n'était pas monté de toutes pièces, pour discréditer le régiment ?
- Sûrement pas ! Je les ai vus, de mes yeux vus, refuser de jouer un chant national...
- Le Ça Ira ! Quel chant ! A vrai dire, je comprends qu'ils aient refusé. Un chant qui ne parle que de sang et de mort... Moi non plus, je ne l'aime pas beaucoup. Pas plus que je n'aime la tournure que prennent les événements.
- Papa !...
- Au nom de la Liberté, vous pourriez bien être en train d'assassiner la liberté... La tolérance, la liberté de penser et de s'exprimer, tout ce pour quoi nous nous sommes battus...
- Papa !... Aurais-tu donc oublié les horreurs de la tyrannie ?
- Oh ! non, je ne les ai pas oubliées. Mais je ne voudrais pas qu'on finisse par mettre à la place une tyrannie encore pire... Je suis inquiet, voilà tout.
- Alors, tu ne la signes pas, ma pétition ?
- Non, mon fils, je ne la signe pas. Je sais que tu es de bonne foi, je regrette de te décevoir, mais je ne signe pas. Peut-être un jour tu comprendras..."
Silvère en resta saisi. Il ne comprenait absolument pas les réticences de son père... Il connaissait sa générosité, son intérêt pour les idées nouvelles, et il le voyait avec peine s'arrêter en chemin.
"-Mon père est un homme riche, un bon bourgeois qui craint un bouleversement de l'ordre établi... C'est terrible de voir ces gens-là, qui ont combattu les Nobles et leurs privilèges, et qui maintenant se trouvent des intérêts communs avec eux, contre nous..."
Ce fut bien autre chose à l'étude de Maître Bonnefoy ; là, Silvère découvrit qu'une autre version des faits circulait, notamment colportée par le grand François : les clubs auraient délibérément provoqué des incidents, pour obliger les malheureux Dragons à se défendre, et trouver ainsi prétexte à les renvoyer.
"Comme cela, ils resteront seuls maître de la ville, puisque les gardes nationaux sont à leur solde !"
Silvère eut beau se défendre, il ne parvint nullement à convaincre ses collègues ; même Thibaut commençait à douter ! Et lorsqu'il présenta sa pétition à Maître Bonnefoy, celui-ci refusa tout net :
"Qu'est-ce que c'est que ça ? Qui sont tes signataires ? Même pas des citoyens actifs : des gens sans foi ni loi... Et tu voudrais m'embarquer là-dedans ? Mets-toi bien plutôt au travail, et vite ! Tu n'as plus ta tête à toi, ton application s'en ressent, je suis bien moins content de toi depuis quelques temps..."
Et dès le surlendemain, ce fut François qui arriva avec une contre-pétition, qui réclamait le maintien du régiment de Dragons au Mans. Et en bonne place figurait le paraphe de Maître Bonnefoy.
Il lui fallut avaler cette humiliation sans rien dire, d'autant que l'affaire était au point mort : la Municipalité ne semblait guère pressée de se priver des Dragons.
Ceux-ci, vainqueurs, paradaient dans les rues du Mans ; à chaque coin de rue, on apercevait leurs uniformes verts et roses, et l'exaspération montait. Souvent des incidents, de courtes rixes les mettaient aux prises avec des militants des clubs, mais cela n'allait jamais très loin.
Il y avait pourtant quelque chose à tirer au clair au plus vite, une inquiétude mortelle qui lui poignait le coeur : que faisait Sophie au bras de ce Dragon ? Il ne l'avait pas revue depuis, son père ni sa mère, interrogés habilement, ne savaient rien. Silvère se souvenait avec terreur des rumeurs qui l'avaient tant effrayé le mois d'avant : Sophie fiancée ? Il se rassurait tant bien que mal, supposant même, parfois, qu'il avait mal vu, qu'il l'avait confondue avec une autre.
Un soir, pourtant, au souper, il en eut la triste confirmation :
"Toi qui voulais des nouvelles de ton amie Sophie, lui dit son père, hé bien je peux t'en donner, et des bonnes : elle va bientôt célébrer ses fiançailles... Mais ce qui, je suppose, ne va pas te faire plaisir, c'est que le promis est un jeune sous-officier de Dragons !"
Tout le monde s'exclama, réclamant des précisions, ce qui dispensa Silvère de répondre. Il dut cependant entendre que le jeune homme, un certain Jérôme de Fleury, était d'excellente famille, de petite noblesse provinciale assez riche, et promis à une brillante carrière militaire.
Meurtri, blessé, il ne pouvait cependant rien reprocher à Sophie : elle l'avait toujours traité comme un ami d'enfance, ne lui avait jamais laissé entendre qu'il pût y avoir d'autres sentiments entre eux qu'une vieille amitié, n'avait jamais rien promis. Il ne s'en sentait pas moins trahi ! Il refusa l'invitation d'assister aux fiançailles, qui devaient avoir lieu deux semaines plus tard, et ne rendit plus visite à ses voisins.
Et pour comble, les Affiches du Maine et le Journal Général venaient tous deux de refuser son compte-rendu, il est vrai incendiaire, des événements du théâtre !
En avril de cette année-là, on procéda à l'installation solennelle de Monseigneur Prudhomme de la Boussinière, le nouvel évêque constitutionnel. Ce fut une cérémonie à la hauteur de l'événement : dès la veille, on avait fait sonner les cloches de la ville à toute volée ; puis, dès huit heures du matin, au fracas des décharges d'artillerie, toute la garde nationale s'était présentée en armes. Le prélat, accompagné des prêtres qui avaient prêté serment, célébra une grand-messe à la Cathédrale, puis, tandis que l'on chantait un Te Deum, toute la Milice citoyenne défila, de la Grande Rue à l'Evêché. Le nouvel évêque ouvrait le cortège, saluant de droite et de gauche, gras, gros, content de soi ; on eût dit un général Romain marchant au triomphe ! Derrière lui venaient les membres du Directoire, ceux du District, la municipalité, enfin les juges tout empanachés. Les Dragons fermaient la marche, éclatants dans leur uniforme vert. Parmi eux, au comble du déplaisir, Silvère aperçut l'odieux Jérôme de Fleury ; et il dut s'avouer que celui-ci avait fière allure !
Tout ce beau monde se vit offrir un dîner, sur le coup de midi, dans l'Evêché vidé de son clergé réfractaire. Le soir même, toute la ville fut illuminée.
Le même jour, après bien des discussions, la Fraternelle d'Outre-Pont décida de demander son affiliation à la Société des Minimes. Il y eut bien des réticences à vaincre :
"-Réfléchissez ! exortaient les partisans de l'union : nous sommes plus nombreux, et plus décidés. Si nous rejoignons les Minimes, nous pourrons infléchir utilement les tendances de cette société, l'empêcher de sombrer dans le modérantisme !
- Ce sont eux qui nous empêcheront d'agir...
- Pensez-vous ! Nous aurons au contraire plus de chances de convaincre ceux parmi eux qui hésitent, temporisent, ne savent pas très bien où aller... Ceux qui voudraient bien nous rejoindre, mais n'ont pas envie de passer la rivière !"
Finalement, il fut décidé de proposer cette réunification aux Minimes, et de tout faire pour que le Mans n'ait plus, désormais, qu'une seule Société populaire, soudée et dynamique. La proposition fut immédiatement discutée par les Amis de la Constitution où les réticences furent grandes : c'est que la Fraternelle comptait de nombreux citoyens passifs, une présence qui dérangeait bon nombre de bourgeois, favorables à la Révolution, pourvu qu'elle demeurât dans les quartiers du Centre ville...
Dès le lendemain, le District procéda à la nomination des curés ; Le Mans n'était plus divisé, désormais, qu'en quatre paroisses, au lieu des seize qui se partageaient la ville jadis : celle de Saint-Julien échut tout naturellement à Mgr de La Boussinière, tandis que Saint-Benoît était attribuée à Lepeltier et le Pré à Ledru, tous deux révolutionnaires de la première heure et jureurs. Un certain Rivière refusa toutefois la paroisse de la Couture : il fallut donc ajourner l'élection jusqu'à Pâques : mais déjà, l'on avait pressenti Maguin, qui venait de demander son entrée à la Société des Minimes.
A cette époque aussi éclata la toute première crise entre un journal, tout neuf, et les Sociétés Populaires, dont il se voulait pourtant l'émanation.
Le Journal Général du Département de la Sarthe, fondé en janvier par l'imprimeur Monnoyer et le Chevalier de Monhoudou, était de tendance monarchiste constitutionnelle, plutôt tiède. Cela ne faisait pas du tout l'affaire de la Fraternelle d'Outre-Pont, qui redoutait que ces tendances "modérantistes" n'influencent trop la Société des Minimes, rendant impossible l'unification projetée. Il fallait le faire taire.
Ce fut un certain Raoul Gautri, maître tisserand, qui ouvrit le feu. tenant le journal entre deux doigts d'un air de profond dégoût, il réclama la parole :
"Ce torchon répand des idées monstrueuses et contre-révolutionnaires, tonna-t-il. Il se fait le porte parole des ci-devants et de tous les ennemis du Peuple ! Allons-nous continuer de laisser se répandre ce poison ?"
Et, à l'aide de quelques citations bien choisies, il démontra combien ce Monhoudou était dangereux et pernicieux, soulevant des vagues d'indignation.
"Et savez-vous comment il s'appelle, en réalité, cet odieux aventurier ? Monsieur le chevalier Bouyer de Monhoudou ! Bouyer ! Comme le massacreur de Nancy !"
Cet argument final, quoique fallacieux, déchaîna les passions. On résolut de réduire au silence le malheureux Monhoudou.
La chose n'était pas si simple : le chevalier s'était en effet allié, pour faire paraître son journal, à l'imprimeur Charles Monnoyer, lequel était un membre influent de la Société des Minimes.
On fit le siège de celle-ci. On déchaîna une véritable campagne d'opinion : on fit tant, discours, lettres, calomnie même, que la Société finit par prier Monnoyer de s'abstenir de paraître aux séances tant qu'il poursuivrait sa collaboration avec Monhoudou. C'était une première victoire, mais encore insuffisante, car Monnoyer n'avait pas cédé, préférant, courageusement, se faire exclure du club plutôt que d'abandonner son ami, et le Journal Général continuait de paraître...
Cette première crise mit Silvère quelque peu mal à l'aise. S'il avait frémi d'indignation à lire Monhoudou, à qui d'ailleurs il ne pardonnait pas d'avoir refusé son premier article, il ne pouvait s'empêcher de penser que les Sociétés commettaient un acte de censure en voulant le faire taire.
"Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, avait écrit Voltaire, mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous puissiez le dire."
Cette phrase, qu'il avait tant appréciée, lui trottait maintenant dans la tête, et il ne pouvait donner tout à fait tort à son père, qui avait hoché la tête et murmuré :
"Tu vois, fils, tes amis contredisent leurs propres principes..."
Il se sentait inquiet, mais après tout, le Journal Général était un véritable poison, et le peuple trop peu habitué encore à la Démocratie pour être capable de trouver, seul, l'antidote. Quand même, quelque chose le gênait.
Quelques jours plus tard, vers la mi-mai, un nouvel incident précipita le départ des Dragons. Une nuit, en effet, le "May" placé devant la maison de Mgr de la Boussinière, fut coupé en deux par deux dragons ivres. Des gardes nationaux qui avaient voulu s'interposer furent copieusement rossés. Cette fois, c'en fut trop. Dès le lendemain, une énorme manifestation se réunit aux Jacobins, pour exiger le départ du régiment ; et cette fois, la pression populaire fut telle que la Municipalité dut céder. En pleine nuit, on entendit le vacarme des chevaux sur les pavés : les Dragons partaient enfin, avec armes et bagages, en direction de La Chartre. Ce fut un interminable défilé, qui se prolongea jusqu'au matin.
Silvère, qui n'avait pas été le dernier à se démener pour obtenir ce résultat, se réjouissait infiniment de ce départ : au moins, il éloignait l'odieux fiancé, même si cela ne lui rendait pas "sa" Sophie ; mais par ailleurs, il enrageait : trop jeune, et d'autant plus désargenté que désormais Maître Bonnefoy le payait en assignats, lesquels avaient déjà commencé à se déprécier, il ne pouvait ni avoir un rôle réellement actif dans la Société populaire, ni même devenir garde national, comme l'idée l'en avait effleuré. Les élections législatives se préparaient pour juin, et il ne serait même pas électeur !
En même temps, il lui semblait que les choses n'allaient pas assez vite, ou pas dans le bon sens ; les lois d'Allarde venaient d'abolir toutes les marques, toutes les contraintes qui entravaient le commerce et la fabrique, et chez lui, son père s'en réjouissait vivement ; mais dans le même temps, on venait de voter les lois Le Chapelier, qui interdisaient toute forme de coalition ouvrière. Théoriquement, c'était juste : le patron et l'ouvrier, c'étaient deux individus libres se faisant face, et passant librement des contrats. Mais Silvère connaissait trop bien la réalité, maintenant, pour ajouter foi à cette aimable fiction. Quelle proportion, en effet, quelle égalité peut-il exister entre le riche marchand d'étamine, qui connaît les lois, qui sait lire, écrire, qui possède les capitaux, entre le fabricant, même, moins riche, mais qui détient les métiers, et le pauvre tisserand, analphabète, affamé, qui n'a que la force de ses bras à vendre, et condamné au chômage et à la misère si on lui refuse du travail ? Comment pourraient-ils, équitablement, discuter d'égal à égal du prix de la journée ? Il n'était déjà pas facile d'organiser ces hommes et ces femmes, tisserands de la laine et du chanvre, fileuses, et voilà qu'à présent cela devenait hors la loi !
Silvère avait parfois l'impression que la Révolution s'arrêtait en route ; elle avait libéré le bourgeois, avait fait sauter tous les verrous qui emprisonnaient le commerce et l'industrie ; mais une autre Révolution restait à faire, celle qui aboutirait vraiment à une société fraternelle, égalitaire, humaine.
Je me suis inspirée ici, en renforçant les termes, du serment restrictif prononcé par Etienne Beucher, curé de Brûlon, le 23 janvier 1791, et rapporté par Ginette LENOBLE dans la Vie Mancelle et Sarthoise.