L’ Année de la déchirure
Durant plusieurs semaines, Silvère fut comme assommé par l'événement. Tantôt il vivait dans une sorte de brouillard, incapable d'éprouver un quelconque sentiment, ou d'avoir la moindre idée sur quoi que ce soit, tantôt la douleur ressurgissait, vive, violente, acérée comme un coup de poignard. Hagard, il errait dans son appartement, étonné de ce vide, de cette absence soudaine et qu'il ne parvenait pas à croire définitive.
Les objets, les sons, les odeurs, tout lui rappelait Emeline. Une voix de femme dans la rue, une silhouette, et c'était elle, elle qui allait entrer, lui mettre comme d'habitude ses deux bras autour du cou, en riant. Et leurs jeux habituels reprendraient, et leurs querelles... « Elle est morte », se disait-il parfois. Mais ces mots n'avaient strictement aucun sens.
Durant tout le mois de janvier de cette année-là, il vécut ainsi dans une sorte de demi-inconscience. Il travaillait, pourtant, et c'était même le seul moyen qu'il eût trouvé de calmer un peu sa douleur. Mais rien de ce qui lui passait entre les mains n'avait d'importance pour lui. Il n'allait même plus à la Société Populaire – qui siégeait désormais à la Visitation : les discussions ne parvenaient plus à l'intéresser.
Pourtant, un événement d'importance secouait alors l'opinion publique : le procès de Louis XVI : le quinze, tous les élus sarthois, sauf Chevalier, rejetèrent le recours au Peuple ; le dix-sept, tous, sauf Chevalier et Salmon, votèrent la mort. Le dix-neuf, le sursis était à son tour rejeté... Les discussions allaient bon train, et même sans aller à la Société Populaire, on ne pouvait ignorer l'événement. Les uns, prêts à excuser l'ancien Roi dès lors qu'il était en prison, pensaient qu'il valait mieux l'y laisser, jusqu'à la Paix. Les autres, plus nombreux, estimaient que l'homme avait trahi sa patrie, commis les pires crimes que l'on puisse commettre, et que tant qu'il serait vivant, un retour en force de la Monarchie n'était pas à exclure ; il fallait exterminer cette graine de tyrannie... Silvère, lorsqu'il y songeait, était partagé ; sa raison lui dictait que la mort du Roi était un moyen de sauver la République ; que Capet avait perpétré mille crimes plus graves encore, qu'il était responsable de la mort de milliers de citoyens... mais son cœur frémissait en voyant l'horrible machine dressée place des Halles, et il n'aurait pas aimé être obligé de décider lui-même ! Le reste du temps, à vrai dire, il s'en fichait. Que vaut la mort d'un inconnu, fût-il monarque, quand on pleure celle, tellement plus injuste et cruelle, d'une enfant de vingt ans ?
Ses amis finirent par s'inquiéter de ce deuil dont il ne parvenait pas à sortir. Un soir, quelqu'un vint frapper à sa porte, avec insistance : c'était Thibaut.
« Que t'arrive-t-il ? Voilà deux mois que tu n'as plus reparu au Club... On commence à s'interroger !
– Le Club !... Les camarades ignorent-ils donc...
– Non. Nous avons tous appris, pour ta femme. Et crois bien que nous partageons ta peine. Mais ce n'est pas bon, ce que tu fais. Tu t'enfermes.
– Fichez-moi donc la paix !...
– Et crois-tu donc que la vie se soit arrêtée, pour nous tous, pour la France ? Nous avons besoin de toi, mon vieux, et toi, tu as besoin de revenir à la surface ! D'ailleurs, pas de discussion. Nous sommes jeudi, il y a réunion ce soir. Nous t'emmenons.
– A quoi bon ? Que pourrais-je y faire ?
– Nous avons besoin de tous les patriotes. L'heure est grave, sais-tu... La Patrie est en danger. Tu n'as pas le droit de rester là, à pleurer sur ton propre sort... »
« Serais-je encore ce fils de bourgeois, sans courage, sans ressort ?... » Cette pensée le désespérait. « Laisse-moi encore un peu de temps, finit-il par demander. Je te le promets, je vais revenir. Mais j'ai encore beaucoup de choses à régler... »
Thibaut n'insista pas
« Et ton fils, continua-t-il ? Il paraît que tu lui as donné le nom de Joachim...
– Oui... Joachim-Liberté. Il est en nourrice, à Sargé.
– Et tu le laisses là-bas ?
– Comment veux-tu que je l'élève ? Il a besoin de lait !...
– Et tu ne pourrais pas trouver une brave femme patriote, ici, au Mans, qui te le nourrirait et te le garderait quand tu travailles ? Es-tu sûr seulement qu'il est bien traité ? »
Finalement, il fit si bien que dès le surlendemain, Silvère décida d'aller chercher son fils.
Il arriva dans une cour de ferme, malpropre, encombrée d'outils agricoles, de fumier, de boue. Lui, qui s'intéressait beaucoup aux théories les plus récentes sur la propreté, nota, non sans malaise, que la fosse à purin jouxtait le puits : « Quelle horreur, songea-t-il, cette saleté doit s'infiltrer dans l'eau... et ils boivent cela ! Heureusement que le petit ne fait que têter... »
En pénétrant dans la grande salle, il ne put retenir un mouvement de surprise et d'horreur : l'enfant, emmaillotté tellement serré que tout mouvement lui était interdit, était tout bonnement suspendu par un crochet à une maîtresse poutre ! Et il braillait comme un forcené, ce qui le rassura sur son état de santé.
Indigné, Silvère le décrocha... et s'aperçut alors qu'il était d'une saleté répugnante. Ses langes étaient gras de crasse ; sa frimousse, couverte de poussière et de suie, paraissait grise ; sa petite tête chauve disparaissait sous les croûtes.
La nourrice, qui entrait à ce moment-là, se répandait en salutations.
« Cela suffit ! répondit sèchement le jeune homme. Pouvez-vous m'expliquer ceci ? »
La brave femme ouvrit de grands yeux :
« Et que faut-y qu'je vous esplique ? Le P'tiot se porte comme un charme !
– Comme un charme ?! Et toute cette crasse ? Est-ce que je ne vous paye pas pour le soigner ?
– Mais... J'le soigne ! Comme si c'était l'mien !
– Et pourquoi ne le lavez-vous pas ? »
La nourrice leva les bras au ciel :
« Le laver ?! Un 'tiot de c't'âge ? C'est-y qu'vous voulez l'tuer ? Le laver ! Mais vous savez donc pas qu'l'iau, y'a ren d'plus mauvais ? »
Silvère haussa les épaules, sans rien dire. Malgré les protestations de la femme, il commença à déshabiller le bébé... L'odeur d'excrément qui s'en dégagea faillit le faire reculer ! Le spectacle n'était pas moins pitoyable : presque jamais changé (« c'est pas bon, les croûtes ça les protège ! ») l'enfant marinait dans ses saletés ; il était rouge et tout purulent d'eczéma.
« Vous voyez, fit la nourrice. Il a le sang riche ! C'est pour ça qu'il fait toutes ces croûtes ! »
Silvère ordonna immédiatement que l'on aille quérir une bassine. La femme allait recommencer ses protestations, quand un coup d'œil assassin la cloua sur place : elle obtempéra sans mot dire.
Les langes trop serrés avait marqué les chairs fragiles du petit. « Mais pourquoi diable le ligotez-vous comme cela ? fit Silvère.
La nourrice vaincue, haussa les épaules.
« Oh, moi, fit-elle, j'fais tout pour le mieux ! Tout comme ma mère faisait, et la mère de ma mère... J'fais pas comme les gens de la ville, moi, j'ons pas été à l'école...
– Mais pourquoi l'empêcher de bouger ?
– Pour pas qu'il ait les jambes tortes !
– Mais pourquoi ne pas faire confiance en la Nature ? Si elle nous a fait des bras et des jambes, c'est pour nous en servir !
– Oui, p-t-être, mais souvent le Diable s'en mêle... Si on laisse un queniau comme ça, sans lui attacher, il devient tout tordu !... »
Silvère poussa un gros soupir découragé. Que faire avec des gens si ignorants, si pleins de préjugés ? Il n'était pourtant pas au bout de ses peines. Soudain, il avisa une mystérieuse amulette attachée au cou du bébé : c'était une sorte de petite bourse en tissu, liée par une mince lanière de cuir.
« – Qu'est-ce que c'est encore que cela ?
– Surtout n'y touchez pas ! puis, mystérieuse : c'est pour éviter le mal de dents. »
– Le mal de dents ? Mais qu'est ce que c'est ?
-J'peux pas l'dire... C'est un secret. Mais avec ça, le queniau, il aura jamais la rage de dents, même quand elles vont lui pousser. Pour sûr !...
– Mais enfin, dites-moi donc... »
Mais la brave femme ne voulait rien savoir. Révéler le Secret, cela lui ferait perdre toute efficacité, et peut-être pire, qui sait ?
« Mais enfin, c'est de la sorcellerie, finit par crier Silvère, à bout de patience. Enlevez-moi cela tout de suite.
– Pas de la sorcellerie, Monsieur, oh non ! fit la femme avec force signes de croix. C'est un secret, un bon secret... Et elle finit par avouer : c'étaient des dents de taupe, d'une taupe tuée à minuit par le taupier... un remède infaillible contre les maux de dents ! « Et aussi vrai que je vous parle, ça « y » fait ! »
Cette modeste expédition à Sargé avait comme dissipé le brouillard dans lequel vivait Silvère depuis plus d'un mois. Mais la douleur en était devenue plus vive ; et lorsqu'il se retrouvait dans son appartement, il tournait comme une bête prisonnière.
« – Tu sais ce que tu devrais faire ? lui dit un jour Thibault. Tu devrais te débarrasser de toutes ces frusques inutiles...
– Les affaires d'Emeline ? Jamais !
– De toutes façons, elle ne les remettra pas ; et je connais bien des pauvres filles sans le sou, qui gèlent de froid, et seraient bien contentes de les avoir... Et puis, tu devrais quitter cet endroit. Tu te cognes sans arrêt à des souvenirs, comment veux-tu guérir ? »
Tous les effets d'Emeline avaient été rassemblés à la hâte dans une grande malle. Il s'y replongea avec une douleur assez douce. Les robes, les tissus avaient gardé un peu de son parfum, et pour la première fois, il pleura et cela lui fit du bien.
Il remettait, religieusement, sa parure de mariée dans la malle, lorsqu'il avisa, tout au fond, un petit coffret qu'il ne connaissait pas. Intrigué, il le sortit ; c'était un bel objet de marquèterie, dont le poids et la finesse l'étonnèrent.
« Qu'est ceci ? je ne l'ai jamais vu, elle ne m'en avait jamais parlé... »
Le coffret était fermé à clé : Silvère fit sauter la serrure avec un couteau. Des lettres se répandirent sur le plancher. Il en saisit une en tremblant :
« Mon cher Amour... »
C'étaient des rendez-vous, des billets galants, des poulets ! Certains étaient datés, et de l'année précédente !
Silvère en fut anéanti. Il resta un certain temps immobile, la tête dans les mains, incapable de rien voir, de rien comprendre.
Pourtant, il fallait se rendre à l'évidence : toute cette correspondance, commencée bien avant qu'elle ne le connût, s'était poursuivie jusqu'à son mariage, jusqu'aux derniers temps de sa grossesse ! Une correspondance amoureuse ! Mais avec qui ? Et quel rôle lui-même avait-il donc joué ?...
Peu à peu, la vérité se dégageait de cet amas de lettres : d'abord, la jeune fille avait joué les grisettes, cherchant à l'évidence un amant fortuné. Elle avait su s'introduire parmi le régiment de Chartres : de nombreux petits billets en témoignaient. Puis, elle avait senti le danger : sans situation fixe, sans protecteur, elle glissait vertigineusement vers la prostitution. Le mariage l'en avait sauvée – il avait été le benêt qui lui avait offert, avec son nom, une situation sociale, une couverture, en somme !
L'avait-elle aimé ? Il figurait fort peu, dans ce courrier... sauf évidemment dans le rôle d'un gêneur.
« Puisque notre homme fait du zèle au Club des Agités, à la bonne heure, ma toute Belle ! J'y serai... » disait l'un de ces billets. Ainsi, lorsqu'elle l'accueillait tendrement, le soir, elle sortait des bras de son amant... de ses amants... Combien étaient-ils ? Plusieurs, à en juger par les écritures. Et qui ? Des soldats de Valence (il se souvenait qu'elle avait pleuré, lorsque le régiment avait été expulsé...), de jeunes bourgeois... Il crut même reconnaître l'écriture de son ancien collègue, le grand François !
Ainsi, il avait été floué, trompé ! Trahi ! A ce moment, un doute le glaça : et son fils ... Ce petit Jean-Joachim... De qui était-il réellement ? De quoi pouvait-il être sûr ?
Que devait-il faire surtout ? Il éprouvait le besoin impérieux de se confier à quelqu'un, car il ne savait plus ce qui dominait en lui : la colère, la douleur ou la honte. Dans son désarroi, il sortit.
Il marchait à grands pas sans savoir bien où il allait lorsqu'il s'entendit héler. C'était son vieil ami Thibaut.
« Ne me parle plus jamais d'elle !ô fit Silvère, le visage fermé. Comme son ami le regardait d'un air interdit, il lui raconta tout.
« Mon pauvre vieux ! je ne sais que te dire...
– Je vais revenir au Club ; cette fois, plus d'atermoiements ! Depuis trop longtemps, je ne fais rien, que pleurer une femme qui n'en valait pas la peine... Joachim ne l'aimait pas ; quand il saura cela !...
– Joachim ? Tu ne sais donc pas... ?
– Quoi donc ?
– Mais il est en prison ! à la Flèche !
– Ce n'est pas possible ?
– Mais d'où sors-tu donc ? La fameuse randonnée des Taxateurs, en décembre... Hé bien, elle s'est fort mal terminée ! Ils ont voulu aller à la Flèche, imposer le prix maximum, comme ils l'avaient fait au Mans...
– Oui, je sais ! Et les gens de la Flèche les ont attendus, et battus ! Je suis au courant. Mais Joachim... Il en faisait partie ?
– Tu parles ! Sitôt qu'on a su que les gars arrivaient, le Joachim, avec d'autres excités, se sont joints à eux... Une belle fête ! Toute la rive droite en insurrection, avec quelques fusils, des piques, des cocardes... Je te jure, ces Messieurs de la Municipalité et du Département, ils en ont pissé dans leur froc !
– Tant pis pour eux ! Ils n'avaient qu'à être « sans culotte », eux aussi...
– A la bonne heure ! Je retrouve mon Silvère ! Bref, c'est Joachim qui était à leur tête, avec tous ses camarades tisserands... Et une fois qu'ils ont eu obtenu, ou cru obtenir ce qu'ils voulaient, les voilà partis à la Flèche... Tu connais donc la suite...
– Oui... Ils se sont fait repousser à la Flèche, et après, on les a rattrapés à Foulletourte...
– Ils dormaient dans une grange, leur fusil déchargé à côté... Ils n'ont même pas résisté. Et pourtant, il paraît qu'on les a traités comme des chiens, des moins que rien... les petites sœurs de Joachim ont même essayé d'aller voir leur frère, mais macache ! Elles n'ont même pas pu approcher. Et pour un peu, c'était elles qu'on mettait en prison ! Elles en pleuraient, les pauvres !
– Et depuis... rien ? Aucune nouvelle ?
– Si, heureusement ! Il y a des gens haut placés qui se démènent pour les faire amnistier... Des gars comme Levasseur, ou Philippeaux... Tu sais ?
– Evidemment... Et c'est en bonne voie ?
– Il paraît...
– Mais toi, comment as-tu pu échapper ?...
– Moi ? J'ai eu la chance de ne pas quitter le Mans, tout simplement. Ma mère est tombée malade juste à ce moment ! A présent, elle va mieux, mais on a bien cru... Bref, sans cela, probable que je ne serais pas là, à t'apprendre tout ça. Mais comment se fait-il que tu ne saches rien de tout cela ?
– Depuis le huit décembre dernier, je ne vis pas, je suis comme un automate... Je n'ai vu personne, à l'imprimerie, je ne comprenais même pas ce que je corrigeais. On me parlait, je répondais, mais j'étais ailleurs...
– Hé bien, il était temps que tu réagisses ! Et maintenant, te revoilà parmi nous ?
– Et que faire d'autre ? Je ne sais même pas si j'ai encore le droit de pleurer... La femme que j'aimais... Ma femme... Je me demande même si elle a vraiment existé, si je ne me suis pas trompé de bout en bout...
– Tu exagères peut-être le mal...
– J'exagère ? Si tu savais ce qu'il y avait dans ces lettres ! Ah ! Elle menait une belle vie, quand je n'étais pas là ! Et ce gamin... Est-ce que j'en suis seulement le père ? Et je vais devoir l'élever quand même ?
– Silvère... Le petit n'y est pour rien. Et que deviendra-t-il, si tu ne veux pas de lui ? Ses grands-parents n'ont pas donné signe de vie, j'imagine ?
– C'est moi qui n'ai pas voulu. Ils ne doivent même pas savoir qu'Emeline... C'est vrai, le petit n'a que moi. Je le sais bien. Mais tout de même, il y aura toujours un doute ! »
Lorsqu'il revint chez lui, l'enfant dormait. Sa nouvelle nourrice, une brave femme du quartier Saint-Hilaire, veillait sur lui.
« Tout de même, fit-elle, ce qu'il vous ressemble !... »
Silvère hocha la tête sans rien dire. C'était peut-être vrai, après tout.
Mais après cette découverte, et les semaines douloureuses qu'il venait de vivre, Silvère éprouvait le besoin impérieux de changer de cadre. Il se mit en quête d'un logis, et découvrit finalement ce qu'il cherchait, au troisième étage d'une maison rue de la Verrerie, dans le Vieux-Mans. C'était une mansarde assez claire, dotée d'une cheminée, meublée plutôt confortablement. Les murs étaient fraîchement repeints, la propriétaire avenante, le loyer abordable. En outre, ce n'était pas très loin de la paroisse Saint-Hilaire, d'où venait la nourrice, ni du nouveau centre-ville, oû se tenait le Club. Trois jours plus tard, il avait emménagé.
Le 11 février, on apprit que les militants taxateurs arrêtés à Foulletourte allaient être libérés et amnistiés : tout heureux, Silvère alla porter la bonne nouvelle à la famille de Joachim. Il trouva un décor plus misérable encore que la dernière fois : privées des ressources que leur apportait le frère aîné, les deux sœurs ne vivaient plus que de leur maigre salaire de fileuses, que le plus jeune frère complétait comme il pouvait de petites commissions en ville. La chute de l'assignat, la cherté grandissante du pain les réduisaient à la famine. Silvère leur apporta provisions et secours, révolté de tant d'inégalité, mais impuissant à la corriger durablement.
Trois jours plus tard, vers les huit heures du soir, alors qu'il sortait du Club en compagnie de Joachim – un Joachim amaigri, épuisé, mais plus ardent que jamais -, Silvère entendit des cris. Tous deux se précipitèrent, et reconnurent, gisant à terre, le jeune Merruau, un volontaire qui venait de faire sensation à la séance, en affirmant que les soldats de l'armée de Belgique ne manquaient de rien, et que ceux qui refusaient de s'engager n'étaient que des lâches. Il avait été chaleureusement applaudi, mais apparemment, d'aucuns s'étaient sentis visés...
Le garçon était légèrement blessé, et surtout choqué : Silvère et Joachim le conduisirent à la taverne la plus proche.
« Raconte-nous donc, fit Joachim. Tu les as vus ?
– Pas vraiment ! Je marchais tranquillement, je rentrais chez moi, quoi... Tout à coup, j'ai entendu des pas... Je ne sais pas pourquoi, je me suis dit : ça, c'est pour toi. Et puis je vois un grand gars devant moi...
– Tu le reconnaîtrais ?
– Non, sûrement pas. Il faisait tout noir... et j'ai surtout vu son couteau qui brillait. J'ai eu le réflexe de me jeter par terre... Ca m'est passé à ras ! J'ai crié, et vous êtes arrivés. Voilà.
– C'est signé ! Tu as si bien parlé contre les lâches... Y'en a un qui a dû vouloir se venger...
– Oh ! Ne décidons pas trop vite. Ca peut être aussi un de ces scélérats qui traînent partout... Le Mans n'est vraiment pas sûr en ce moment ! »
Le surlendemain, en sortant de l'imprimerie, Silvère rencontra Merruau.
« Alors, comment vas-tu ? Remis de ton émotion ?
– Cela pourrait aller mieux... j'ai eu des nouvelles de mon assassin !
– Non ?
– Imagine-toi, hier soir... J'entends des coups à ma porte, comme si on voulait l'enfoncer. Je ne bronche pas, j'attends... J'avais le sabre à la main, tu penses ! Et s'ils étaient entrés, j'étais prêt à me défendre, à leur montrer ce que c'est qu'un patriote... Bref ! Au bout d'un moment, cela cesse. Gros silence, qui dure un petit moment. Et voilà qu'on glisse une lettre sous ma porte... Tiens ! Lis donc ! »
C'était un affreux petit billet, qui, dans un français pour le moins approximatif, menaçait de mort tous les patriotes, Merruau en tête !
« Laisse-le moi jusqu'à midi, fit Silvère. Je vais de ce pas au Courier Patriote. Ton histoire est trop significative : je vais en faire un article, qui servira à avertir nos bons républicains de se méfier... Et qui sait, quelqu'un pourra peut-être identifier notre homme ! »
Il régnait une curieuse atmosphère dans la ville, depuis le début de l'année 1793 : le Conseil général, en offrant une prime de cent écus à qui dénoncerait les prêtres insermentés et les émigrés rentrés, avait déclenché une véritable chasse à l'homme ; les dénonciations, parfois anonymes, affluaient dans les bureaux de la Municipalité ou du département ; chacun regardait son voisin avec suspicion, cherchait à régler de vieux comptes. Les notaires, les fonctionnaires devaient désormais se procurer un certificat de civisme, démarche pénible et humiliante. Silvère avait un jour croisé Maître Bonnefoy, qui sortait de la Maison Commune : le vieux notaire avait détourné la tête, et le jeune homme avait perçu chez lui comme une lassitude, un désenchantement.
Dès le dix-neuf, à l'imitation de Paris, le Directoire du département avait ordonné la création d'un comité de sûreté publique composé de sept membres – tous des notables de la Ville ou du département, chargé de recevoir les dénonciations. Bien entendu, la plus grande discrétion était promise à qui accomplirait ce devoir civique...
« Nul n'a rien à craindre, sinon le vice et le crime !ô disait-on. Silvère aurait bien voulu y croire, mais il songeait que, les hommes étant ainsi faits, cela donnerait libre cours à bien des haines, bien des règlements de comptes. Et qu'il n'était pas si facile, une fois dénoncé et emprisonné comme suspect, de faire éclater son innocence... Mais quoi, se disait-il, c'est la Révolution, et il faut bien la préserver. C'est un mal, certes, mais un mal nécessaire... Si les complots pouvaient réussir, si la tyrannie reprenait le pouvoir, combien d'innocents périraient ?
Vers la fin février commença le recrutement des quelque six mille hommes_ que la Sarthe devait fournir. Cela n'alla pas sans grandes protestations ; les jeunes gens traînaient les pieds, d'autant plus que les fonctionnaires républicains étaient exemptés de la réquisition. Dès le lendemain de la proclamation, des affiches fleurirent partout dans la ville, incitant les jeunes gens à rester chez eux. L'une d'elle fut même apposée sur la porte de la maison oû il habitait : Silvère l'arracha rageusement ; si on lui avait dit quoi que ce soit, il se serait battu.
Une nouvelle fois se posait la question de son départ. Défendre la Patrie, tenter l'aventure, faire l'épreuve décisive de son courage, et puis voir du pays, quitter enfin les horizons brumeux et limités de la Sarthe... Un rêve qu'il cultivait depuis son enfance ! Mais à nouveau, il se trouvait retenu : à présent, il avait charge d'enfant ! Alors, n'étant pas requis, il rongeait son frein et participait de tout son pouvoir à la collecte de drap, de linge et de souliers qu'organisait la Société Populaire pour les volontaires. C'était lui qui s'était chargé, dans ses heures de loisirs, d'en tenir le registre ; et c'est ainsi que le 28 février, il put faire constater qu'on avait recueilli cent-neuf paires de souliers et plusieurs dizaines de ballots de linge et de vêtements en tous genres. Il est vrai qu'un tel don était un excellent moyen de se procurer sans trop de peine une réputation de bon patriote ; c'est ainsi que Ménard, ci-devant de la Groye, président du Tribunal criminel du Mans et connu pour ses opinions plutôt modérées, avait offert trente paires de souliers et autant de guêtres ! Tous les notables de la ville s'étaient empressés de suivre l'exemple, et chacun y allait de sa petite offrande. Silvère vit un jour arriver, non sans amusement, François Aigneau, le Grand François, l'ancien clerc de l'étude Bonnefoy !
« Qu'est-il donc devenu, celui-là ? demanda-t-il à Thibaut.
– Celui-là ! Oh ! Il ne manque pas de moyens ! Son père a eu la bonne idée de faire quelques juteuses spéculations sur les biens nationaux avant de passer l'arme à gauche... A présent, le fiston est riche comme Crésus !
– Et toujours aussi puant...
– Comme tu peux l'imaginer. Et il vient ici pour se faire bien voir. On ne sait jamais...
– Ah ! oui, une conversion tardive à la Révolution...
– Et qui fait argent de tout ! Il paraîtrait qu'il a dénoncé un de ses voisins, parce qu'il avait hébergé son frère curé... Le grand François ! Tu parles d'un justicier...
– Pour les cent écus !
– Manque de chance pour lui, le frère en question avait prêté serment, et le voisin a été relâché... Mais tu vois l'individu...
– Oh ! Il n'a guère changé ! »
Le Club s'était transformé en véritable magasin ; à mesure que les dons arrivaient, il fallait trier, étiqueter, emballer les souliers et les tissus ; souvent, il fallait retrouver les paires dépareillées, ravauder de vieux vêtements. Certains donnaient n'importe quoi ! Les femmes avaient trouvé là une occupation de choix, oû elles excellaient.
Le reste du temps, Silvère continuait à travailler chez Pivron. Là s'imprimait le Courier Patriote et aussi la plupart des documents officiels, des proclamations de la Municipalité et du département ; ainsi, le jeune homme, qui corrigeait les épreuves était-il au courant des plus grands événements avant tout le monde. Et les nouvelles n'étaient pas fameuses : si dès janvier, l'on avait conquis la Belgique, la Savoie et Nice, la guerre continuait de s'étendre. Désormais, l'Angleterre et la Hollande nous combattaient. Sur le plan intérieur, l'assignat ne valait plus que la moitié de sa valeur, ruinant ainsi tous ceux pour qui il constituait l'unique ressource. Les prix avaient recommencé de flamber, tandis que les paysans, inquietés par la randonnée des taxateurs, avaient déserté les marchés... Jamais, même en décembre, le pain ne s'était vendu aussi cher ! Les queues s'allongeaient dangereusement aux portes des boulangeries, et dans les bas-quartiers, la colère recommençait à gronder.
Pendant ce temps, la réquisition traînait de plus en plus les pieds. Au début du mois de mars, les jeunes citoyens convoqués place des Jacobins ne furent qu'une petite centaine – et refusèrent de signer. Maguin, le valeureux curé de la Couture, vint les haranguer, mais pour une fois, son éloquence n'aboutit à rien. Il fallut que les officiers municipaux offrent une prime de cent écus pour que quelques-uns, enfin, acceptent de s'engager.
« Bel exemple de patriotisme, ironisa Joachim.
– Il faut les comprendre, aussi ! rétorqua Thibaut. Ils sont souvent seuls à nourrir femme et enfants... et avec les prix qu'on a en ce moment...
– Comme quoi, nous avions mille fois raison d'exiger la taxation ! Pourquoi iraient-ils se faire trouer la peau pour une République fantôme qui ne reconnaît même pas le droit le plus fondamental de l'Homme : le droit à l'existence ! Tant qu'on n'aura pas imposé un prix maximum pour le pain, les gens seront trop préoccupés de ne pas crever de faim pour songer à autre chose !...
– Ouais, fit Silvère... Mais les gros agriculteurs, les riches, les négociants, ils n'en veulent pas, de cette taxation ! Et qui dirige le Département ? Il n'y a pour ainsi dire aucun Manceau parmi ces Messieurs ! »
Bientôt, une nouvelle des plus inquiétantes parvint à la Société Populaire, et répandit la peur en ville : un rassemblement de plusieurs centaines d'hommes s'était fait au champ de la Vache-Noire, en forêt de Charnie, et s'apprêtait à marcher sur la ville. C'étaient des paysans armés, hostiles à la réquisition. Ils arrivaient, armés de fourches et de fusils, par les routes de Laval, de Pontlieue et d'Alençon.
Une foule inquiète se précipita à la Maison Commune, où la Municipalité distribuait des fusils à la garde nationale, ainsi qu'à tous les hommes en état de porter les armes.
« Je vais me battre ! songeait Silvère, excité. Je vais enfin savoir ce que je suis, lâche ou courageux... Si j'avais peur, pourtant ! Quelle abomination ! »
On attendit toute la journée. Enfin, vers le soir, on apprit que le détachement de la garde envoyé route d'Alençon avait taillé en pièces les rebelles, qui s'étaient dispersés, laissant sur le terrain une dizaine de blessés et un mort. Le Mans respira ; Silvère, déçu, rentra chez lui.
« Ne t'en fais pas, lui glissa Joachim. On va sûrement avoir d'autres occasions de se battre ! Il paraît que ça bouge du côté du Maine-et-Loire et de la Vendée... On parle même d'une insurrection ! D'ailleurs, le bataillon du Mans est parti là-bas ! »
Mais désormais, Silvère rongeait son frein. On se battait partout, aux frontières, mais aussi dans l'Ouest, oû des « Brigands » s'étaient révoltés contre la conscription, au nom du Roi et sous la bannière des curés... La tension montait, devenait insupportable. Les compte-rendus de Sallet, dans le Courier Patriote, parlaient de combat et d'héroïsme. Et lui, qui venait d'avoir vingt-deux ans, qui se sentait l'âme remplie d'une indestructible foi révolutionnaire, qui ne rêvait depuis son enfance que voyages et faits d'armes, il se trouvait coincé au Mans par un bébé de trois mois !
Déjà, bon nombre de ses amis étaient partis. Un dimanche, Thibaut vint frapper chez lui, et lui faire à son tour ses adieux.
« Je donnerais beaucoup pour pouvoir faire comme toi, lui dit-il.
– Mais l'on a besoin, ici aussi, de gens qui prennent des responsabilités...
– Et lesquelles ? Je n'ai encore rien fait... Non, je veux partir. Mais que faire de mon petit ?
– Ne pourrais-tu le confier à ta famille ?
– Non : nous sommes fâchés. Je ne les ai même pas avertis de la mort d'Emeline.
– Tu as peut-être eu tort... mais la femme qui lui sert de nourrice ? N'accepterait-elle pas de le prendre complètement chez elle ? Si c'est une bonne patriote...
– Et comment la paierai-je, si je suis à l'armée ?
– Tu devrais en parler au Club. Peut-être accepteraient-ils de te verser une aide... »
Ainsi fut fait. Il fallut d'abord de nombreuses démarches, pour trouver une nourrice qui acceptât de garder l'enfant chez elle, en l'élevant comme le sien, et surtout dans de meilleures conditions qu'à la campagne (Silvère gardait en mémoire, avec des frissons d'horreur, l'épisode de Sargé) ; il voulait être sûr que le petit Joachim, si lui-même était tué, ne serait pas mis aux enfants-trouvés. Enfin, à force de ténacité, Silvère put se présenter au bureau de recrutement : une nouvelle vie commençait pour lui.
Le Courier Patriote (sic !) a réellement existé, en 1792 et 1793 ; fondé par Sallet, Simier et Boyer, anciens professeurs du collège des Oratoriens (aujourd'hui lycée Montesquieu), il fut d'abord plutôt Girondin, avant de se rallier à la Montagne, après les journées des 31 mai et 2 juin 1793. L'article en question, qui évidemment n'est pas de notre héros, figure dans le numéro 8 du 21 février 1793. (Médiathèque Aragon du Mans, fonds ancien, Mi 159).