– III –
CHAPITRE 1
Échapper au massacre.
Après quelques moments de repos, la jeune femme parut avoir recouvré quelques forces.Elle ouvrit les yeux, regarda autour d'elle d'un air apeuré.
"Je suis là, dit Silvère. Je vais essayer de vous aider à rejoindre les vôtres.
– Pourquoi faites-vous cela ?
– Votre officier m'a bien chargé de votre sécurité, non, à vous et à votre frère? Alors... ironisa Silvère.
– A présent, c'est plut“t moi qui suis votre prisonnière...Et mon frère...
– S'il est encore vivant, il a dû être emmené à Laval. Vos amis ont quelques longueurs d'avance, et les nôtres à leurs trousses... Mais il faut essayer de les rejoindre. Dès que je vous aurai remise entre leurs mains, nous reprendrons chacun notre combat..."
Et il ajouta, à voix plus basse :
"...un combat un peu plus propre que ce que j'ai vu au Mans. Je vous l'ai dit, je suis un soldat. Pas un boucher."
La jeune femme ne répondit rien. Elle se leva en silence, tenta de rattacher ses cheveux. Silvère l'observait ; elle n'était pas très grande, un peu plus petite qu'Élisa ; mais surtout extrêmement mince ; amaigrie sans doute par les privations et les souffrances endurées, mais la finesse de ses attaches, la légèreté de son ossature montrait qu'elle n'avait jamais dû être bien grosse ; elle donnait une impression de fragilité, de faiblesse que démentait l'éclat de ses yeux, et son expression d'orgueil, ou plutôt de fierté...
"Une volonté de lionne dans un corps d'oiseau !" se dit Silvère.
Ils marchèrent un moment en silence, longeant de loin la grand-route de Laval. Ils n'osaient pas s'en approcher, préférant rester à couvert sous les bois environnant. Plusieurs fois ils virent passer des patrouilles à cheval, ou des troupes de paysans armés de fourches ; ils se jetaient alors dans un fossé, ou se dissimulaient dans les broussailles. On ne les aperçut pas.
Marie marchait droit devant elle, les yeux à terre, sans dire un mot – tendue manifestement dans la seule volonté de tenir, de ne pas tomber. Silvère l'observait à la dérobée, intrigué. Une Vendéenne !... Une brigande !... Cela faisait des mois qu'on en parlait, qu'il lisait à leur sujet des articles incendiaires dans tous les journaux, aussi bien ceux de Paris que ceux qui paraissaient en Sarthe... Toutes les épithètes leur avait été attribuées ; et, finalement, il avait fini par les imaginer comme des sortes de monstres sans visage, sans pensée... à peine des êtres humains. Il avait partagé la peur mêlée d'horreur des Manceaux, à l'approche de cette horde... Les appels au meurtre avaient fini par lui paraître presque naturels, peu différents en tous cas d'une chasse au loup... Puisque ce n'étaient même plus des hommes... Il lui avait fallu le choc de la rencontre, les regards croisés pour qu'il se réveille...Et quel terrible réveil !
Et elle, à présent... Assurément, il ne pouvait pas la prendre pour un monstre. Mais elle lui paraissait étrangère, comme venue de la Lune. Ce qu'elle pouvait penser, ce en quoi elle pouvait croire, et assez pour se jeter dans une si terrible guerre, lui semblait totalement incompréhensible. Était- il possible qu'elle fut une criminelle, qu'elle voulût rejeter son pays dans les horreurs de la tyrannie, ou le livrer à l'étranger ? Était-il possible qu'elle n'ait rien compris à la Révolution ?
Il ne parvenait pas à lui appliquer le tutoiement obligatoire, ni à l'appeler "citoyenne" ; quant à lui dire "Mademoiselle", il s'y refusait absolument : il aurait eu l'impression d'abdiquer une part essentielle de ce qu'il croyait, cette égalité pour laquelle il avait mené tant de combats !
"Mais enfin, finit – il par lui demander, comment se fait – il qu'une jeune fille comme vous se retrouve prise dans les combats ?
– Mais... par conviction, tout simplement ! Comme vous...
– Au point de prendre vous-mêmes les armes ? Une femme ?
– Ah ? fit-elle ironiquement. Je croyais que les Sans – Culottes voulaient aussi l'égalité des sexes... A vrai dire, je restais en arrière des combats. Je servais d'infirmière, pour nos blessés...
– Et pourquoi n'êtes-vous pas restée tranquillement dans votre château, pendant que vos paysans allaient se battre à votre place ?
– Au château ? Mais... Nous n'avons pas de château ! Nous vivons dans une métairie... Une grosse ferme... Il n'y a pas beaucoup de vrais châtelains en Vendée... Nos paysans, comme vous dites... Nous vivons avec eux, à peu près comme eux... Vous savez, des nobles de cour, il n'y en a pas beaucoup parmi nous... Monsieur de Lescure, Monsieur de Talmont... les Donissan... Mais la plupart sont de petits hobereaux, comme nous...
– Tiens ! fit Silvère, ce n'est pas ce que je m'étais imaginé...
– Cela vous déçoit ?
– Mais non, pourquoi ? Finalement, cela ressemble beaucoup à la Sarthe... Sauf qu'ici, la plupart des nobles sont partis, ou évitent de se manifester..."
Ils furent interrompus par un bruit de galop suivi d'une fusillade ; ils aperçurent alors deux soldats bleus qui passaient, l'arme au poing.
"Ils doivent poursuivre des fugitifs... Cela veut dire que l'arrière-garde républicaine n'est pas loin, dit Silvère. Il n'est pas prudent pour vous de continuer sur cette route...
– Mais comment atteindrons-nous Laval ? fit Marie, inquiète.
– Il est tard... Les vôtres auraient probablement déjà quitté la ville quand nous y arriverions. Sans compter que nos chances d'y parvenir sont minces... Il faut changer de direction.Écoutez, j'ai une idée. Quel dommage que je n'y ai pas songé plus tôt !
– Dites...
– Je connais une dame... Une ci-devant, comme vous. Elle était une cliente du notaire chez qui j'ai appris le droit...Elle habitait Ballon ; du moins, elle y est partie il y a deux ans dans sa famille...Elle vous cacherait quelques jours, le temps que tout cela se calme...
– Ballon ? Où est-ce ?
– Assez loin, malheureusement ; entre la route d'Alençon et celle de Bonnétable. D'ici, il y a environ deux lieues, en passant par la campagne...
– Deux lieues, mon Dieu, ce n'est rien ! Mon seul regret est que cela m'éloigne de la Loire, et des miens...
– De toutes façons, vous n'auriez pas pu aller ainsi jusqu'en Vendée ! Vous n'en pouvez plus..."
Marie-Anne Yvard de la Lande ! Comment n'y avait – il pas pensé plus t“t ! Il ne savait rien d'elle depuis leurs adieux ; il ignorait tout de ce qu'elle avait pu devenir ; mais il y avait gros à parier que même si elle n'approuvait pas les Vendéens, elle ne refuserait pas d'apporter son aide à cette jeune fille perdue. Il devait exister un minimum de solidarité entre nobles... Si elle était encore vivante, et en France... Tant d'entre eux avaient émigré !
Il était nuit noire quand ils arrivèrent au petit bourg d'Aigné. Ils évitèrent le cœur du village, mais découvrirent une ferme isolée non loin de là.
" – Je vais voir si l'on peut nous accueillir, dit Silvère."
Il frappa longtemps à l'huis, avant qu'une voix d'homme menaçante ne lui criât :
– Holà ! qu'est – ce que c'est ? Fichez le camp ou je tire !
– Hé ! Bonhomme !Écoute-moi. Je suis tout seul avec ma femme, et elle est fatiguée... Peux-tu nous vendre quelque chose à manger ? J'ai de quoi payer !"
Le paysan se fit longuement prier, mais consentit finalement à leur ouvrir. Il regarda longuement Silvère et sa compagne, mais leur tête parut leur inspirer confiance.
"Faites excuse, dit- il. Y'a pas mal de bandits par ici... On risque à tout moment de se faire attaquer. Alors, à c't'heure..."
– Nous allons à Ballon, mais nous nous sommes perdus, expliqua Silvère. Nous n'avons rien mangé depuis ce matin... Pouvez- vous nous vendre du pain, quelques œufs, et nous héberger pour la nuit ? Bien sûr, nous vous paierons, répéta Silvère, en sortant une liasse d'assignats.
– Avec ça ? Vous pouvez les garder ! Ça ne vaut plus rien...
– Peut-être préférez-vous... ceux- ci ?" fit Marie avec un sourire, en sortant un papier marqué d'une fleur de lys. Le paysan sursauta, la regarda avec une curieuse lueur au fond des yeux...
"Il ne vaut pas plus cher que l'autre, fit- il... mais à tout prendre, oui, je préfère."
Et il alla aussitôt quérir sa femme, qui attendait dans l'alcôve.
"Holà ! Femme ! Prépare donc à manger pour nos hôtes...
– Comment avez-vous deviné, glissa Silvère à Marie, assez vexé. A moins que vous ne soyez complètement folle...
– Il a encore sa médaille de baptême autour du cou, j'ai aperçu la chaîne...Et regardez au – dessus du lit : on voit encore la trace du crucifix ; il n'y a pas longtemps qu'il l'a enlevé... Je parie que vous le trouveriez caché sous la paillasse...
– Vous m'épatez !
– Oh...à force de vivre dans le danger, on apprend à observer...Et puis, je les connais, mes paysans... Ici, cela ressemble beaucoup à chez nous...
– En tous cas, ils ne manquent pas de provisions ! Dire qu'en ville on crève de faim..."
Mais la vue d'un jambon et d'une grosse miche de pain lui rappela que lui non plus n'avait rien avalé depuis le matin, et ils mangèrent tous deux de fort bon appétit. Marie, réchauffée, avait retrouvé quelques couleurs.
"Elle devait être bien jolie, avant de subir tout cela", se dit Silvère.
Le paysan offrit de leur laisser sa couche.
– Mais non, dit Marie, nous pouvons dormir dans l'étable...
– Jamais de la vie, fit l'homme, indigné. On est trop content de vous avoir ici..."
Il fallut céder. Finalement Silvère obtint d'aller dans la grange, en expliquant que Marie n'était pas sa femme, mais sa sœur, et qu'elle préférait dormir seule.
"Hé bien, songeait- il en s'allongeant sur la paille, on ne peut pas dire que les gens d'ici soient acquis à la République... Un billet signé des Brigands, et les voilà à plat – ventre..."
Tous les événements de cette année lui revenaient, les révoltes incessantes, suivies de répression sévère qui ne faisaient qu'accroître la rébellion, les grains accaparés qu'il fallait aller réquisitionner à coup de fusil, quand ce n'était pas au canon, les terres qu'on laissait en prairies pour les vaches, parce que le bétail, au moins, on peut le conserver sur pied, alors que le blé, il faut bien finir par le vendre... Tout l'Ouest du département infesté d'idées brigandines... Il en éprouvait une telle colère que, malgré sa fatigue, il eut du mal à s'endormir.
Dire que l'on avait fait cette révolution pour eux, pour en finir avec les impôts des Nobles, du Clergé, avec les insoutenables corvées...Et ils regrettaient leurs Nobles !Et ils haïssaient les bourgeois plus férocement qu'ils ne l'avaient jamais fait avec leurs anciens maîtres...
Lorsqu'il se réveilla, il commençait à peine à faire jour. Il rejoignit le paysan et sa femme dans la grande salle ; Marie dormait encore.
"Je vais vous conduire chez un mien parent, à la Guierche, dit-il à mi-voix. De là, il pourra vous faire guider jusqu'à Ballon, chez les gens que vous cherchez..."
Silvère réveilla Marie, qui se leva prestement ; on leur prêta des habits de paysans afin qu'ils passent davantage inaperçus. Puis ils montèrent dans la charrette du fermier.
En moins d'une heure de temps, ils arrivèrent à la Guierche. Ils furent accueillis avec la même chaleur : leur h“te de la veille s'était empressé de passer le mot. Ici, toute la famille était là, même le fils, un grand dadais qui pouvait avoir vingt ans.
"Comment se fait- il qu'il ait échappé aux réquisitions, celui-là ?" se demanda Silvère ; mais il s'aperçut vite que le garçon était un peu idiot.
"J'ai deux autres gars, expliqua le père. Mais, ajouta- t-il avec rancune, ils sont aux frontières... On est venu les chercher, et il a fallu marcher... Triste époque !..."
Après les interminables politesses en usage à la campagne, qui faisaient bouillir Silvère d'impatience, mais ne semblaient nullement inquiéter Marie, on en vint enfin au vif du sujet : pourrait-on les emmener, le jour même ou au plus tard le lendemain, à Ballon, chez les Yvard de la Lande ?
"Chez les Yvard de la Lande ? reprit le père en s'étranglant presque. Mais... Qu'est – ce que vous allez y faire ?
– Comment cela ? Madame Yvard est une amie, et...
– Pauvre jeune homme, fit son interlocuteur. Vous ne savez donc pas ? Mais ils sont partis depuis longtemps... Tous leurs biens ont été confisqués, et elle, je crois bien qu'elle a été arrêtée !
– Arrêtée ?
– Oui, quand son mari est mort...Elle a voulu émigrer, et elle a été dénoncée...Elle a été prise sur la route, avec tous ses bagages... Je ne sais pas où ils l'ont emmenée...
– Il y a gros à parier qu'elle n'est plus de ce monde, à c't'heure...
– Et... Il y a longtemps de cela ?
– Oh... l'hiver dernier... Ça a fait du bruit dans le canton !
– Et... Il ne reste plus rien ? Plus personne ?
– Que non ! Le château a été pillé et repillé... Il n'en reste plus qu'un tas de cailloux...Et tout le monde a été arrêté... La maîtresse, les domestiques, tout !"
Silvère en resta bouche bée. Il lui semblait que tout un pan de son passé venait de s'effondrer, quelque chose qui le rattachait encore à son enfance, à sa jeunesse heureuse, avant... Avant ! Avant que tout ne semble s'emballer, avant que le sang ne se mette à couler, en flots de plus en plus terribles... Marie s'était détournée, et restait immobile, les mains jointes.
"Elle prie sans doute pour leur âme... Quelle dérision !Et en attendant, que faire ?"
Ils ne pouvaient pas s'attarder ici sans risquer leur vie et celle de leurs h“tes : dans ces campagnes, le moindre visage étranger était immédiatement repéré ; ils seraient vite dénoncés. Il fallait partir, mais où aller ?
Il devenait de plus en plus improbable qu'ils puissent rejoindre l'armée vendéenne, ou ce qu'il en restait ; d'ailleurs, où était- elle ? Avait-elle atteint Laval ? Avait – elle dévié sa route ? A moins qu'elle n'ait été poursuivie et définitivement exterminée par les troupes de Westermann...
Retourner au Mans ? Assurément, on se cache plus aisément dans une grande ville. Il y avait certes pas mal d'amis, mais il n'en voyait aucun susceptible d'héberger Marie...Et là aussi, plus encore qu'ailleurs, une dénonciation signifierait une exécution immédiate.
"Nous allons tenter de regagner la route de Laval, décida-t- il. Là, nous verrons bien où se trouvent les vôtres !"
Leur guide leur indiqua comment rejoindre la grand-route qui mène à Conlie, puis à la Groie, sur la route de Laval.
"Attendez à demain, leur dit- il, mon fils vous y conduira en charrette... Il vous laissera à Conlie..."
Ainsi fut fait. Le lendemain, ils montèrent sur un chariot chargé comme s'ils se rendaient au marché de Conlie. Leur jeune hôte conduisait sans rien dire. Il regardait droit devant lui, l'air plus idiot que jamais.
Au pas tranquille du percheron, il fallut deux bonnes heures pour atteindre la petite ville. Il faisait un froid intense, et un épais brouillard couvrait la campagne, changeant les arbres, les bosquets, en inquiétantes silhouettes. Un silence oppressant régnait ; on n'entendait que le pas du cheval, le grincement des essieux.
"Je n'aime pas cela, se disait Silvère. On pourrait nous attaquer, nous ne verrions rien venir !..." Il sentit dans sa poche la forme rassurante de son couteau.
Marie avait fermé les yeux, et Silvère pouvait l'observer à loisir. Il était frappé, encore une fois, par sa pâleur et par les cernes qui lui mangeaient le visage.
"Elle n'a pas l'air en bonne santé", se dit- il.
Il se souvenait avec inquiétude que les Vendéens étaient arrivés au Mans porteurs d'une horrible épidémie qui ressemblait au choléra... Il se demanda si elle n'était pas atteinte.
"Dans quelle aventure me suis- je embarqué, songeait-il. Quel imbécile je fais... Dire que je pourrais être tranquillement au Mans, dans la maison de mon père, ou bien à la caserne...Et au lieu de cela, si je suis pris, je passerai pour un complice des brigands ! Un comble !..."
Mais il avait beau vitupérer contre lui-même, au fond, il ne parvenait pas à regretter quoi que ce soit. Après tout, rien ne le retenait vraiment. Sa mère, sa sœur, son fils étaient en sécurité vers Chartres ; la vie de caserne lui pesait, et il aimait autant ne pas participer à ce qu'il avait vu, là – bas, au Mans.Et puis, un désir plus fort que tout le poussait à quitter les paysages trop connus de sa ville et des alentours, à aller voir,lui-même, au plus près, là où les événements se passaient... Une envie irrépressible non seulement de voir du pays, mais surtout d'être aux premières loges, de se rendre compte par lui-même... Il s'était engagé pour aller aux frontières, et on l'avait pratiquement cantonné dans la Sarthe ! Il avait rêvé de grands coups de fusil, de chevauchées, de charges héroïques... et il avait dû participer à de simples opérations de police !...
Et puis, ces Vendéens l'intriguaient. Ce n'étaient pas les monstres qu'il attendait. Proches et lointains à la fois. Imprévisibles. Capables des plus grandes paniques, comme du courage le plus fou. Il ne comprenait ni leur motivation, ni leur comportement.
Et surtout, il y avait Marie... Il éprouvait à la savoir près de lui, une joie qu'il ne s'avouait pas encore.Elle n'avait pas vingt ans, et elle se trouvait dans la plus profonde détresse : comment aurait-il résisté à cela ! Et il y avait si longtemps qu'il était seul...
Vers le milieu de la matinée, ils virent se dessiner les formes fantômatiques de la petite ville. Avec un grognement, le jeune paysan leur fit signe de descendre, et leur montra une direction.
"C'est la route de Loué ? C'est par là ?"
Mais sans avoir l'air d'entendre, le garçon avait fait faire demi-tour à sa bête, et repartait déjà vers la Guierche.
"Hé bien, quel ours ! Espérons au moins qu'il nous a indiqué la bonne direction... On n'y voit goutte !
– Suivons la route, elle nous mènera bien quelque part...
– Oui, mais de loin ! Je n'aime pas du tout ce coin. On s'y est battu pas mal... C'est infesté de brigands !
– De brigands ? Alors, je n'ai rien à craindre, fit Marie, moqueuse.
Silvère se sentit rougir.
– Pas au sens où vous l'entendez, fit- il avec irritation. Des pillards, des truands, des gens sans foi ni loi qui auraient vite fait de nous tuer tous les deux, pour nous voler...
– Merci de ne pas nous assimiler à ces gens- là... Mais que pouvons-nous faire, il faut bien continuer notre route...
– Et je n'ai même pas d'arme !"
Ils décidèrent de couper à travers champs, évitant les villages, aux aguets. Ce fut une marche harassante, à travers les terres détrempées où ils s'enfonçaient jusqu'aux chevilles. Au bout de quatre heures d'efforts, Silvère commençait à se sentir les jambes douloureuses ; Marie ne se plaignait pas, mais à la crispation de son visage, il était évident qu'elle souffrait.
Soudain, elle trébucha, tomba sur les genoux.
"Oh ! Je ne peux plus... Je ne peux pas aller plus loin. Laissez- moi... Sauvez-vous...
– Pas question, êtes-vous folle ? Vous laisser seule ici !
– Mais je ne peux plus ! Je ne peux plus ! Il y a trop longtemps... Des semaines... Des mois... et j'ai tout perdu... Je ne les reverrai jamais !"
Elle s'était laissée glisser à terre, et ne bougeait plus. De temps en temps, un sanglot la secouait. Silvère, gêné devant un tel désespoir, n'osait pas la toucher.Enfin, il la releva, la serra contre lui.Elle ne protesta pas ; au contraire, peu à peu, elle parut se calmer.
"Pardonnez- moi, dit-elle, la voix encore tremblante. Ce n'est rien, un moment de faiblesse... Cela va passer."
Silvère avisa un bosquet, non loin de là. Il la porta jusque là.
"Ici, nous ne risquons pas grand-chose. Nous allons manger un morceau, puis j'irai voir où nous sommes au juste... A force d'éviter les villages, nous n'avons plus de points de repère !"
Ils se partagèrent le pain et le vin que le paysan leur avait donnés le matin. Marie grimaçait, secouait la tête, mais Silvère l'obligea à manger. Peu à peu, elle parut reprendre vie. Il l'enveloppa dans son manteau.
"Restez là, et ne vous montrez sous aucun prétexte. Je vais aux nouvelles ; je serai bientôt là. Je sifflerai deux fois pour que vous me reconnaissiez."
Elle lui jeta un regard angoissé, mais ne dit rien.
Le soir était complètement tombé, une obscurité épaisse, glaciale, sans la moindre lueur. Il marcha un moment, droit devant lui, cherchant à prendre des repères. Soudain, il distingua, à quelque distance, une masse plus sombre, étrange. Il s'approcha avec précaution, et reconnut la silhouette d'une voiture, les brancards en l'air.
"La route ! Ce doit être la route de Laval... Nous y voilà !"
Il s'approcha silencieusement. C'était bien cela... Vers la droite, Laval ; à gauche, Le Mans. Et partout, les traces horribles d'une fuite, d'une bataille perdue... Des chariots abandonnés là depuis trois jours, mais que les paysans avaient sans doute pillés. Pas grand - chose à espérer.
En s'en retournant, il butta soudain sur quelque chose de mou. Il frémit, se pencha. C'était un cadavre. Blanc ou bleu ? Avec cette obscurité, impossible de savoir. Si seulement il pouvait y avoir un rayon de lune ! Surmontant son dégoût, il le tâta, sentit soudain le contact froid et rassurant d'un pistolet. Il en eut une commotion de joie, s'empara de l'arme, trouva en tâtonnant la cartouchière...
"C'est un des nôtres ! Désolé, mon vieux... mais je n'ai pas le choix."
Il essaya de percer l'ombre alentour, ne parvint à rien distinguer. Le corps avait dû rouler dans le fossé, et avait ainsi échappé aux pilleurs...
Il revint vers Marie.Elle eut un soupir de soulagement en le reconnaissant.
– J'ai trouvé une arme, lui dit-il. Nous pourrons au moins nous défendre. La route de Laval est à deux ou trois cents toises d'ici...(2) Mais il y a eu pas mal de combats, et il vaut mieux ne pas s'attarder par ici... Vous allez essayer de dormir un peu ; moi, je monterai la garde. Dès que vous serez reposée, nous repartirons, mais pas sur la route de Laval... De toutes façons, il doit être trop tard pour rattraper votre armée. Nous allons couper vers le Sud...
– Vers le sud ? Vers la Loire ?
– Essayons déjà d'atteindre la Loire... Il y a gros à parier que c'est ce que vos généraux vont aussi tenter de faire.Et après, nous verrons bien !
– Mais vous partez... Comme cela ?
– Vous savez, je suis soldat, ou plutôt je l'ai été, un temps. Un soldat trouve toujours à rejoindre une compagnie...Et puis, j'ai toujours eu aussi le désir de voyager, d'aller voir là où les choses se passent... Pour rapporter ce que j'aurais vu... Je voulais même fonder un journal, juste avant que vous n'arriviez au Mans...
– Un journal ? Tiens !
– Mais oui... Une de mes connaissances avait même participé aux premières batailles de Vendée...Et il envoyait chaque jour un compte – rendu au journal... Malheureusement, le journal en question n'a pas tenu, il a disparu... Mais cela m'a donné des idées...
– En somme, vous m'accompagnez... pour avoir quelque chose à raconter !
– Pas uniquement ! Vous n'aviez aucune chance de vous en tirer, et il n'est pas dans ma nature de laisser une jeune fille dans la détresse... Je pensais pouvoir vous remettre aux vôtres... Vous avez vu que cela était impossible. Alors maintenant, puisque cette aventure m'est offerte, j'y vois une occasion de satisfaire ma curiosité, de témoigner... Voilà !
– Et au retour, vous n'aurez plus qu'à fonder votre journal, et à raconter tout ce que vous aurez vu... Quelle drôle d'idée ! fit Marie, pensive. Et elle ajouta, avec un soupir :
– Si je reviens jamais en Vendée, moi aussi, j'en aurai, des choses à raconter !"
Ce fut le froid qui les délogea. Ils n'avaient pas osé faire de feu, de crainte d'attirer l'attention, et ils grelottaient. Il valait mieux marcher. Marie semblait avoir retrouvé, sinon ses forces, du moins son courage. Ils arrivèrent sur la route de Laval ; elle eut un frémissement, regarda autour d'elle, mais Silvère la prit par le bras et l'entraîna fermement.
"C'est trop dangereux par ici. Les Républicains ont pu laisser des patrouilles, une arrière – garde. Pouvez – vous tenir une lieue ? Nous devrions arriver vers Loué avant le jour. Là, nous trouverons bien à nous abriter dans une grange..."
Ils étaient près du village de Loué, lorsqu'ils aperçurent la silhouette sombre d'un petit bordage.
"Attendez – moi là", fit Silvère.
Il s'approcha en rampant, le couteau à la main. A sa gauche, il put distinguer la silhouette du poulailler : il fit sauter la chaîne d'un coup sec, entra doucement. Les poules, réveillées, se mirent à caqueter toutes en même temps, déchaînant un abominable chahut. Un chien se mit à aboyer, tout près.
Brutalement, Silvère s'empara d'une poule, et dans sa hâte, lui trancha la tête d'un coup de couteau ! Des pas, des voix commençaient à se faire entendre ; il s'enfuit à toute allure, rejoignit Marie.
"Vite, courons !" fit – il hors d'haleine.
Dès qu'ils furent hors d'atteinte de leurs poursuivants, Silvère montra sa prise à Marie.
"Vous voilà devenu un brigand pour de bon... ou plut“t un hors-la-loi ! dit – elle en souriant. Mais... Comment allons – nous le cuire ?
– Nous trouverons bien un coin tranquille, où nous pourrons faire du feu sans risquer d'être vus..."
Ils dénichèrent en effet une grange abandonnée, en ruine, à quelques pas de là. Il y avait là assez de bois sec pour allumer un feu, et Marie se mit aussitôt à plumer l'animal avec une dextérité qui montrait une grande expérience. Silvère en fut ébahi : voilà qui ne correspondait guère à l'image qu'il se faisait d'une ci – devant.
"Vous savez ; fit Marie qui avait deviné sa perplexité, j'ai toujours vécu à la campagne... et j'ai souvent vu faire les fermiers..."
Le poulet, cuit à la braise, avec un peu de vin qui leur restait de la veille, leur parut un festin. Silvère commençait à trouver que, pour dangereuse qu'elle fût, la situation ne manquait pas d'un certain charme.
Ils décidèrent de ne pas s'aventurer dehors en plein jour. La grange leur offrait un abri certes précaire, mais bienvenu, au moins contre le froid. Ils étouffèrent le feu, s'enroulèrent dans leur manteau, et attendirent.
D'abord, ils dormirent à tour de rôle, s'efforçant de récupérer des fatigues de la veille, puis, il fallut tromper l'ennui.
"Comment vous êtes-vous laissée entraîner dans pareille aventure ? demanda Silvère à voix basse.
– Mais je vous l'ai dit... Par conviction, tout simplement... Je voulais agir par moi-même, être utile, en somme...
– Être utile !...
– Notre combat est juste, quoi que vous en pensiez. Mais si nous commençons à parler de cela... vous finiriez par regretter de ne pas m'avoir livrée, au Mans..."
Silvère, agacé, haussa les épaules.
"Si je ne l'ai pas fait, c'est par horreur des massacres. Là, vous deveniez des victimes... Mais cela ne suffit pas à rendre votre cause juste. S'il suffisait de se faire tuer pour avoir raison !...Voyez – vous, cela fait un moment que j'y pense, que cela me tourmente... J'aurais pu aussi bien vous parler de Machecoul (3), et vous dire que les crimes ne sont pas seulement de notre c“té...
– Machecoul ! Cela n'est pas comparable, tout de même ! Et... Cela a été un drame, pour nous aussi... Une épouvantable erreur...
– Et je vais dire que le Mans aussi, c'est une épouvantable erreur ? Une erreur, oui, et un crime... mais qui ne change rien à mes idéaux, à ce que je crois... Les idées sont valables en elles- mêmes, indépendamment des hommes qui les mettent en pratique... La République reste la seule voie possible, même s'il y a des Républicains peu recommandables...
– Malgré la Terreur ?
– La Terreur n'a rien à voir avec la République. C'est même tout le contraire de ce que nous souhaitions. Nous étions pour la liberté, toutes les libertés, de pensée, d'expression, et même de culte ! Mais si nous voulions sauver la République, il fallait bien en passer par là... C'est vous, qui avez mis la République en danger, vous, les émigrés, les fédéralistes, les chouans et tous les autres...
– Nous ! Un comble ! Mais c'est à cause de la Terreur, de la levée en masse, de la persécution des prêtres que nos paysans se sont soulevés...
– Et voilà, fit Silvère. Un beau cercle vicieux ! Chaque menace contre la République amenait de nouvelles mesures, et chaque mesure de nouveaux ennemis...
– Chez nous, la révolte n'a pas éclaté tout de suite... Les premières années de la Révolution, on attendait, on n'était pas forcément hostile... Nos paysans espéraient gagner un peu de terre, et surtout payer un peu moins d'impôts... Finalement, ils n'ont rien gagné du tout, et ils ont dû payer toutes sortes de contributions...
– Et les biens nationaux ?
– Il n'y en a pas eu tellement... et ce sont surtout les gros bourgeois de Cholet ou de Fontenay qui les ont achetés... Ce n'étaient même plus des gens comme nous, qui vivons à la campagne, à peu de choses près comme eux... Quand il fallait payer le loyer de la terre, même si la récolte n'était pas bonne, le bourgeois, lui, ne voulait rien savoir. Nous, ou du moins les plus intelligents d'entre nous, nous pouvions comprendre... Pas le bourgeois, le négociant... Pour lui, une traite, c'est une traite, et si l'on ne peut pas payer, c'est la saisie ou l'expulsion... Alors, la déception, la haine ont commencé à monter...
Après, il y a eu la chasse aux prêtres insermentés. Nos curés, cela faisait parfois trente, quarante ans qu'ils exerçaient au même endroit, qu'ils baptisaient, mariaient ou enterraient tout le monde... et tout à coup, ils devaient faire allégeance aux gens de la ville...
– Le serment, ce n'est pas du tout cela !
– Mais c'est comme cela que nous l'avons vécu. Vous ne pouvez pas comprendre ce que c'est que l'église, le curé, la messe du dimanche, pour nous autres les bocains...
– Les quoi ?
– Les gens du Bocage... On ne les appelle pas ainsi, chez vous ?
– Non... Je n'ai jamais entendu ce nom...
– Hé bien, quand on vit dans le bocage, on est toute la journée complètement isolé, dans sa ferme ou sa métairie... Tout est entouré de haies vives, très hautes, et on ne voit personne... On ne vit pas beaucoup dans des villages, comme ici... On n'y vient justement que le dimanche...Et c'est presque comme une fête, parce qu'on a été tout seul si longtemps... C'est le curé qui sert de lien... Alors, quand on a commencé à les pourchasser, à leur interdire de faire la messe... C'était comme si on nous attaquait en plein cœur...Et puis on a vu débarquer des assermentés, des gens qu'on ne connaissait pas, qu'on nous imposait du dehors... On ne pouvait pas les accepter... Alors, on a commencé à vivre hors la loi, on cachait nos "bons prêtres", on allait à des messes clandestines...
– En somme, par refus de tout ce qui venait de la ville !
– Tout cela nous semblait imposé du dehors, sans qu'on nous demande notre avis... Tout ce qui avait fait notre vie devenait interdit...
– En tous cas, ce sont bien les prêtres qui vous ont entraînés...
– Mais non, pas vraiment ! Les paysans résistaient spontanément... Ils n'obéissaient pas au "bon prêtre", ils l'écoutaient parce qu'il était le plus instruit, mais ils l'auraient fait même s'il n'avait pas voulu... et c'était la même chose pour nous. Quand ils se sont soulevés contre la levée en masse, parce qu'ils ne voyaient pas pourquoi ils devraient partir, eux, alors que les fonctionnaires républicains pouvaient rester tranquillement chez eux... ils sont venus trouver les nobles, parce que c'étaient les seuls à savoir à peu près commander une armée... C'est tout ! Mais vous savez, c'était très... égalitaire ! Souvent, les paysans obligeaient les chefs à marcher comme eux, à pied... et ils choisissaient eux – mêmes qui devait les commander...
– Et vous prétendez me faire croire qu'il n'y a pas eu un complot, une action concertée de tous les nobles pour entraîner les paysans ?
– Je ne prétends rien. Je dis ce que j'ai vu, c'est tout.Et tous ceux des n“tres à qui j'en ai parlé ont vécu la même chose..."
Silvère allait répliquer, lorsqu'il entendit un bruit de pas et de voix. Il fit signe à la jeune fille de se taire, et de se dissimuler derrière des planches. La main sur le pistolet, il se cacha aussi.
C'était une patrouille de gardes nationaux ; une dizaine d'hommes à peu près, qui s'en venaient de Loué.En passant ils avisèrent la grange.
L'un d'eux poussa brutalement la porte, jeta un coup d'œil circulaire.
"Oh ! tiens ! fit-il, chef, viens voir... On dirait que quelqu'un a fait du feu..."
Celui qui devait être le chef entra à son tour, se pencha.
"Tu parles ! C'est déjà froid. Si ce sont des brigands qui ont fait ça, ils sont déjà loin... Allez ! on rentre."
Silvère et Marie attendirent un instant que les pas se soient éloignés, puis ils sortirent de leur cachette.
"Quels soldats à la manque ! fit Silvère, mi soulagé, mi furieux. Même pas une inspection des lieux !
– Heureusement pour nous... Ils étaient sans doute pressés de rentrer chez eux. Mais s'ils nous avaient trouvés, comment leur auriez-vous expliqué...?
– Hum ! Je crains qu'il n'ait fallu se battre...Enfin ! Tant mieux ! Mais il vaut mieux partir maintenant ; s'il leur prenait l'idée de revenir...
– Mais la nuit tombe, nous risquons de nous perdre...
– J'ai vu une rivière, à quelques pas d'ici. Je crois que c'est la Vègre. Nous allons la suivre, et dès que nous aurons trouvé un coin sur pour nous abriter, nous attendrons le jour. A deux ou trois lieues d'ici, nous atteindrons Asnières, où il y a un relais de poste. Avec un peu de chance, nous pourrons nous y restaurer...
– Et y faire un peu de toilette ? Quel bonheur ce serait ! fit Marie. Voyez-vous, ce qui est peut-être le plus dur, dans cette vie d'errance, c'est la saleté à laquelle nous sommes condamnés..."
Ils marchèrent longtemps à tâtons. La nuit était très noire, sans lune, glaciale. Un moment, Marie trébucha sur une racine ; pour la retenir, Silvère lui prit la main...Elle frissonna, hésita, puis la lui retira doucement. Mais peu après, il sentit qu'elle s'accrochait à son bras.Elle tremblait légèrement, mais ne disait rien. Était-ce simplement la peur ? Silvère sentait l'émotion le gagner.
"C'est une brigande, se dit-il, ses idées sont détestables...Elle et ses semblables ont mis la République en danger... Il ne faut pas que je perde cela de vue, jamais ! Sinon..."
Mais il préféra ne pas se formuler le reste de sa pensée.
Vers minuit ou une heure du matin, ils s'arrêtèrent à l'abri des fourrés, et décidèrent d'attendre le jour.
NOTES :
1. Les Vendéens avaient créé leur propre monnaie, une sorte d'assignat émis par l'armée "Catholique et royale" et remboursable "à la paix".
2. Une toise équivaut à peu près à deux mètres. Il y a deux mille toises dans une lieue.
3. Silvère fait ici allusion au massacre de Machecoul, perpétré par les Vendéens en mars 1793, dès le début de l'insurrection vendéenne. Cette explosion de violence, suivie de l'inexplicable défaite du général républicain Marcé au Pont – Charrault, crée une véritable psychose chez les Républicains, menacés par ailleurs aux frontières. C'est ainsi que, le 19 mars 1793, la Convention adopte un décret condamnant à mort sous vingt – quatre heures toute personne prise les armes à la main, ainsi que tout porteur de cocarde blanche. C'est le début d'une escalade qui ne prendra fin que vers 1797.