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Le blog d Artemisia L
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Lucrèce et Nietzsche

Lucrèce et Nietzsche

Et voilà, la boucle est bouclée. De Lucrèce à Nietzsche, via des passeurs comme Michel Onfray ou Clément Rosset. Ou Michel Serres.

 

Lucrèce, d’abord. Relu cet été, sans préjugés. Une splendide poésie, pleine de mouvement et de fureur, et pourtant au service d’un savoir purement rationnel, d’une vision du monde cohérente, d’où soit exclu tout recours au surnaturel, au transcendantal.

Un monde en perpétuel mouvement, un univers infini, éternel, formé d’une foule d’atomes qui, aléatoirement, nunc hic, nunc illic, « coagulent » pour former un monde – résultat purement fortuit d’une combinatoire qui, parmi des milliards d’autres, a fonctionné et donc perduré. Nos modernes théories de l’évolution, fondées sur d’infimes mais cumulées mutations de l’ADN, aléatoires, sans la moindre finalité, ne disent pas autre chose.

 

Et cette vision, qui, à la novice que je suis, semblait finalement plus poétique que fondée en raison, plus visionnaire que scientifique, a reçu la caution de Michel Serres, philosophe, et ancien élève de Navale – c’est à dire physicien.

 

Non les atomes ne sont pas une vue de l’esprit ; non, le modèle proposé par Lucrèce n’était pas, comme on l’a répété à l’envi, pré-scientifique et a-mathématique. Non le clinamen n’était pas, comme l’avait cru Cicéron, et tant d’autres à sa suite, une pirouette destinée à expliquer pourquoi « il y a quelque chose plutôt que rien », et pourquoi la chute des atomes, strictement parallèle, vient à se rencontrer.

 

Il suffit, dit Michel Serres, de relire Démocrite ; et, après lui, Archimède. L’erreur consiste (et elle provient de la physique classique, fondée sur la mécanique des solides beaucoup plus que sur celle des fluides) à se tromper de mécanique. Transposons la chute des atomes dans la mécanique des fluides, comme tout le texte nous y invite, et l’on trouve l’explication, parfaitement claire, correcte, pratiquement vérifiable : les atomes ne tombent pas comme des cailloux, ils sont emportés par une cascade, un fleuve, un flux… Or tout flux laminaire tend à présenter, de manière imprévisible, aléatoire, des perturbations, de minuscules turbulences – oh ! Pas grand-chose : de l’ordre de l’infinitésimal, du différentiel ; l’angle le plus petit imaginable, un atome d’angle en somme, l’angle tangentiel, celui-là même que Démocrite, puis Archimède, cherchaient à mesurer, fondant ainsi le calcul différentiel… et voilà le clinamen. Et de cette infime perturbation, de cette minuscule déviation, naît le tourbillon, la trombe, en somme cela précipite – et forme un monde.

 

Et tout, dans ce monde, relève de la même logique, de la même loi – foedera naturae. Phénomènes météorologiques, du nuage à la trombe, du séisme à la foudre, mais aussi les phénomènes humains, sociaux…

 

Le monde change et ne change pas. Globalement, le niveau de la mer reste identique, les apports compensant les pertes. La vie et la mort s’équilibrent – homéorrhèse, dit Michel Serres qui aime les mots savants. Vénus nourricière au commencement, peste d’Athènes à la fin.

Et pourtant notre monde, qui n’est qu’un accident, une minuscule poche dans le grand flux, s’use, subit la loi de l’entropie, et par le fait même d’être né, se dirige droit vers la mort. Qui n’est rien, rien d’autre que l’effacement d’une perturbation, la disparition d’un tourbillon, tandis qu’ici, là, nul ne sait ni où ni quand, sans plan en tous cas ni projet divin, d’autres poches se formeront…

 

Rien de pessimiste, là-dedans, rien qui évoque le désespoir romantique ou la déprime contemporaine. L’univers est, voilà tout. Il convient d’en prendre acte, de le comprendre. Et d’en finir avec les peurs qui empoisonnent la vie humaine. Peur de la mort : elle n’est rien, que la dissolution d’une poignée d’atomes. Pas d’au-delà terrifiant, pas de supplices (ceux-ci existent bien, mais ici et maintenant. Les hommes sont assez doués pour se fabriquer leur propre Enfer). Pas de dieux jaloux ni vengeurs. D’ailleurs, si ceux-ci existent, c’est quelque part, dans des arrières-mondes, et notre monde, à nous, ne les concerne pas. En somme, ils ne sont plus guère que le modèle théorique de l’ataraxie.

 

Cette vision, claire, lucide, tragique (mais sans pathos : les pires séismes, et la fin même de notre monde, ne représentent pas grand-chose à la mesure de l’univers…) du réel, n’est pas si éloignée de celle de Nietzsche.

 

Comment vivre bien ? C’est Michel Onfray qui répond, interprétant Nietzsche :

« Comment vivre pour être… disons heureux ? Ou bien : le moins malheureux possible – autre façon de définir l’hédonisme…

Réponse : connaître la nature du monde ; savoir qu’il n’existe que volonté de puissance ; que la liberté, le libre-arbitre sont des fictions ; que nous obéissons et subissons la loi du déterminisme ; mais que nous pouvons aussi consentir à la nécessité… » La Sagesse tragique, p. 21.

 

Connaître la nature des choses pour être heureux ! Pour être, du moins, délivré de peurs absurdes, pour trouver la paix de l’esprit… En effet, Lucrèce n’est pas loin. Et dans la Volonté de puissance, on trouve une description de l’univers qui n’est pas sans évoquer la cataracte d’atomes et l’homéorrhésis :

«  un monstre de force, sans commencement ni fin ; une somme fixe de force, dure comme l’airain, qui n’augmente ni ne diminue, qui ne s’use pas mais se transforme, dont la totalité est une grandeur invariable, une économie où il n’y a ni dépenses ni pertes, mais pas d’accroissement non plus ni de recettes […] une force partout présente, un et multiple comme un jeu de forces et d’ondes de force, s’accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre ; une mer de forces en tempêtes et en flux perpétuel… » (La Volonté de puissance, Gallimard 1948, t 1, 2, § 51. Cité par M. Onfray, p. 47)

 

Mais si la physique de Lucrèce m’apparaît comme lumineuse, remarquablement intelligente, et surtout fondée en raison, je ne peux m’empêcher de trouver la morale qui en résulte quelque peu maigrelette.

On a dit et redit que chez les Epicuriens, la physique ne se justifiait que par la morale ; mais à lire le De Natura rerum, j’ai plutôt l’impression inverse. Lucrèce décrit avec un luxe de détails les atomes et le vide, le flux d’atomes et ce qui en résulte ; il démontre que l’âme est, comme tout, de nature corporelle, et répond strictement aux mêmes lois physiques ; il établit une théorie de la perception, s’attarde en savant sur les météores, le cours du Nil, le magnétisme… pour la morale, en revanche, peu ou pas grand-chose. Une condamnation de la passion, contraire à l’ataraxie ; des pages satiriques sur les folies des hommes – l’ambition, la soif du pouvoir et de l’argent, la guerre – en des tableaux terrifiants ou grotesques. Mais de morale à proprement parler, de préceptes pour vivre mieux, ici et maintenant, guère… ou j’ai mal lu !

D’où je conclus que Lucrèce était certainement plus physicien que moraliste, plus passionné de savoir que de morale.

 

Il faut dire qu’après avoir mis à mort la religion, l’épicurisme revient à une morale ascétique, négatrice de la vie, rejetant la passion…

Limiter ses désirs au minimum ; s’enfermer dans le Jardin, lieu clos, protégé des vacarmes du monde. Rejeter toute ambition, tout désir trop grand… Se garder du corps, source de tous les débordements, de toutes les servitudes…

 

Tout ceci est bien négatif, et étriqué. Et c’est là  que Nietzsche, en somme prend le relais. Avec une toute autre morale, positive celle-là, et réellement hédoniste (même s’il n’aimait pas le mot).

Se tenir à l’écart, oui… mais non par crainte d’être emporté ; au contraire, par choix aristocratique, par refus de la médiocrité, du grégarisme, du conformisme. Avoir le courage d’être soi-même, de reconnaître et de combler ses désirs, et que le corps exulte, loin de la « moraline » destructrice ! Pas question de s’enfermer dans un petit jardin, de se contenter chichement d’un peu de fromage… Rechercher les jouissances les plus intenses et les plus belles, l’art, la création, la musique… et le sexe, séparé une bonne fois de la Famille et de la procréation (il y a un passage délicieux, chez Lucrèce, sur les méchantes courtisanes qui savent éviter la grossesse par des mouvements appropriés ! Et Lucrèce condamne, bien sûr…)

Et le rire, donc Lucrèce ne dit rien, et que toutes les religions condamnent, le rire libérateur, hygiène contre l’esprit de sérieux et la bêtise… S’aimer soi-même. Et privilégier l’amitié… Cela, les épicuriens le disaient déjà. Mieux vaut l’affinité élective avec quelques uns, que le troupeau, la masse inerte et mortifère…

 

Et aussi : rejeter tout ce qui, de près ou de loin, nous ramène au ressentiment, qui caractérise les esclaves. Fi de l’envie, de la jalousie, de la haine ! Fi de la vengeance et de la vaine colère ! Attitudes d’esclave. Mais Dieu, qu’il est dur de se maintenir à ces sommets, d’échapper aux pensées négatives !… De rester impassible, et juste avec les injustes ! C’est un combat permanent, et le seul qui vaille peut-être… Pour Nietzsche, comme pour Diogène, Epicure ou Lucrèce, la philosophie, cela se vit. Ce n’est pas, pas seulement, une affaire de théorie…

 

Je me suis donc trouvé une famille : Diogène le cynique, pour la liberté et le rire (mais Démocrite riait aussi, et Empédocle…) ; Lucrèce, pour la mise à mort des dieux et des idoles, et l’adhésion joyeuse à un réel débarbouillé de ses fantasmes ; Rabelais, pour le rire encore, la curiosité encyclopédique, (et l’on n’est toujours pas bien loin de Lucrèce) et le mépris des « agélastes », cagots et sorbonnards ; Nietzsche, enfin, pour la morale de la Vie… Toute une voie courant à travers les siècles, toujours pourchassée mais jamais tout à fait éteinte, malgré les vociférations des négateurs de vie, des idéalistes, des platoniciens, des religieux de tous bords, et de leurs successeurs plus ou moins honteux…