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Le blog d Artemisia L
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Le Vent mauvais

Le Vent mauvais

 

C'était un jour de décembre bien triste. Froid et lugubre. Frimaire n'avait jamais si bien porté son nom. Moins peut-être à cause du climat qu'à cause de cette guerre qui n'en finissait pas. Depuis plusieurs jours déjà, les nouvelles alarmantes se multipliaient. Ils arrivaient ! Cette armée Blanche, «catholique et royale», qu'on ne désignait jamais autrement, officiellement, que comme les «Brigands». Une armée qui certes avait connu des revers - elle n'avait pu prendre ni Granville, ni Angers - mais qui, dans son errance, traînait un cortège d'épouvante et de dévastations. La peur montait. On savait bien, ici, à Arnage, que la grand-ville toute proche, le Mans, était ville ouverte, sans remparts, tout juste de vieux pans de muraille gallo-romaine que les maisons débordaient de toutes parts... Le Mans, offerte sans défense aux envahisseurs. Il y avait bien les quatre mille gardes nationaux, mais comment résisteraient-ils à cette déferlante de tout un peuple en marche ? Et les renforts annoncés, les troupes fraîches de Westermann, de Marceau, arriveraient-elles à temps ?

       Et puis, ce qui terrifiait encore plus les Arnageois, c'est que leur petite bourgade - tout juste cent cinquante âmes, même pas une paroisse à part entière - leurs métairies, leurs bordages, dispersés dans les landes et les sapins, se trouvaient très exactement sur le chemin de l'invasion. De quelque côté qu'on envisageât la chose, il n'y avait pas moyen de passer ailleurs lorsqu'on arrivait de la Flèche. Une situation qui ne réjouissait personne, pas même les plus ardents «va-t-en-guerre», comme le meunier Lucas, ou Jacques le pontonnier, qui voulaient bien tailler du Vendéen, à condition que ce fût ailleurs que chez eux...

       Les bruits les plus fous circulaient sur ces Brigands. On disait qu'ils étaient envoyés par le roi d'Angleterre pour ramener le Roi (quel roi ? Louis XVI était mort...), qu'ils voulaient abolir toutes les libertés acquises depuis 1789, remettre en selle les anciens privilèges des Nobles et des Curés...On racontait qu'ils étaient un peu sorciers, comme des diables sortis de leurs marais, qu'ils jetaient des sorts en passant, que même les gens et les bêtes qu'ils n'avaient pas pillés ou tués se mouraient ensuite, consumés par un feu intérieur... La peur s'emparait du petit bourg.

       Pour avoir des nouvelles, on courait d'une ferme à l'autre, assez distante l'une de l'autre, dans la boue gluante et glacée de cet hiver pluvieux. Personne ne savait rien, mais tout le monde avait quelque chose à dire, et la rumeur enflait constamment. Finalement, on convint de se réunir à l'auberge de la Croix-Vert, la plus grande du village. L'aubergiste, le fameux Joseph Levayer, lui, saurait à quoi s'en tenir.

       Un sacré bonhomme, ce Joseph ! Il faisait un peu figure de chef, de maire, dans un village qui n'était qu'une «succursale» de Pontlieue. Il représentait la fierté des Arnageois. C'était un homme de bon sens et de décision, qui ne s'en laissait pas compter, et qui menait rondement les affaires, tant les siennes que celles du village. Propriétaire de père en fils de l'auberge, il l'avait considérablement agrandie, lui adjoignant de belles étables ; ainsi, il pouvait accueillir tout ce que le pays comptait de marchands de bestiaux qui se rendaient au Mans. Il passait pour soigner admirablement les bêtes, mieux encore que les gens. On parlait encore de ces rôties au vin qu'il avait, un jour, administrées à une vache malade... C'est qu'une vache, pour un paysan, c'est quelque chose ! La pitance assurée pour un bon bout de temps...

       C'étaient par là aussi que transitait un autre trafic : celui des enfants trouvés. De pauvres moutards rachitiques, déposés dans les patelins environnants, baptisés à la va-vite, et amenés par voie d'eau jusqu'au port d'Arnage, sur la rivière Sarthe... On les laissait en dépôt au gars Joseph, ou bien à son rival du Plat d'Etain, le gars Louis... Il y en avait parfois trois ou quatre, qui braillaient dans un coin de la salle. Un transporteur venait alors les chercher pour les emmener aux bonnes sœurs de l'Hôtel Dieu de Coëffort, au Mans... Mais souvent, quand le convoyeur arrivait, le petit était déjà mort. On l'enterrait alors, sans flaflas, dans un coin du cimetière...

       Pour l'heure, le Joseph avait su s'affirmer comme un homme de progrès. Maître de la Fabrique[1], où on l'élisait depuis de nombreuses années, il avait la haute main sur les affaires de la Chapelle. En somme, maître du spirituel avec la Fabrique, et du temporel avec l'auberge, il dirigeait réellement la bourgade. C'était sans doute pour cela qu'il avait pris une part active à la rédaction des cahiers de Doléances en 1789, et avait été envoyé, avec deux Pontlieusards, comme député à l'Assemblée de la Sénéchaussée[2]...

       On alla donc le trouver dans son auberge.

       Il y avait là presque tout le village, du moins dans sa partie masculine : les femmes restaient à l'écart. Thibaut, qui avait pour un moment abandonné sa forge, reconnut dans l'assemblée la grande figure pâle du meunier, Lucas, un type maigre et rouquin doté d'un nez interminable, et d'une voix de stentor ; Jacques, le pontonnier, le François, rival de Thibaut, d'abord parce qu'il était maréchal-ferrant comme lui, ensuite parce qu'il avait convoité un temps la Thibaude, avant qu'elle n'épouse le Thibaut. Un colosse, mais avec un petit air chafouin qui tranchait avec sa carrure. Et toute une foule de paysans, de tous les bordages[3], de toutes les métairies, maîtres et domestiques confondus. La peur effaçait, pour un temps, les distinctions sociales...

       C'est le François qui interpella le premier le patron :

- Oh ! Dis ! Tu crois qu'ils vont nous arriver dessus, les Brigands ?

- Et comment veux-tu qu'ils arrivent au Mans, autrement ? Par la voie des airs ?

- Paraîtrait qu'ils sont à Baugé, fit l'un des métayers qui avait l'air bien informé. Ils s'en reviennent à la Flèche.

- Et de la Flèche au Mans, c'est comme qui dirait la ligne directe... On est frais !

- Mais pourquoi ils vont pas vers le Sud ? demanda le Robert, de la Grande Métairie ;C'est pourtant par là, leur pays !

- Parce qu'entre les deux, figure-toi, il y a la Loire, fit doctement le Joseph, qui avait voyagé lors de sa députation. Et que la Loire, en ce moment, tu peux pas la sauter à gué ! Et que les ponts sont coupés ! Ou que les Nôtres les tiennent bien : voilà pourquoi !

- Et nous, en somme, on va en crever ! Vaudrait mieux les laisser passer ! gémit le Robert.

On se récria ! Allons donc ! blâmer les héroïques généraux républicains ! Ca ne se faisait pas. Surtout qu'en ce moment, il y avait partout des oreilles qui traînaient...

- Et alors ?

- Alors... Ils vont essayer d'aller sur Paris. C'est la route !

- Mais nous alors, qu'est-ce qu'on fait ?

- Nous ? On attend. On s'organise pour défendre nos baraques, et nos provisions...

- Et nos femmes, ajouta quelqu'un.

- On réunit toutes les fourches, tout ce qu'on peut...

- Mais eux, ils ont des fusils, des canons....

- On va aller chercher du renfort, avertir la garde nationale, à Pontlieue...

- Ils ne passeront pas ! fit le Jacques qui sentait monter son exaltation.

- Tu parles ! maugréa le Thibaut, que cette rodomontade agaçait. Il n'avait jamais pu souffrir le pontonnier, toujours prêt à faire du zèle, toujours prêt à en rajouter dans le discours patriotique. Mais Thibaut attendait de juger sur les actes. Il se méfiait des parleurs.

 

       Pour le moment, il fallait parer au plus pressé : préserver autant qu'il se pouvait les réserves, que les brigands affamés ne manqueraient pas de vouloir piller. On fut d'avis de cacher toutes les vivres dans la chapelle, désaffectée depuis un mois que le vicaire avait démissionné, et s'en était retourné à Pontlieue. Ces gens-là, qui prétendaient se battre pour Dieu et le Roi, disait-on, au moins ne toucheraient pas à un édifice religieux. Autant que cela serve à quelque chose.

       On se relaya toute une partie de l'après-midi pour entasser les provisions, rassembler tout ce qui pouvait servir d'armes dans l'auberge de Joseph. Curieusement, le valeureux pontonnier manquait à l'appel : il s'était trouvé une occupation ailleurs. Thibaut se promit de le moucher à la première occasion.

- «Qu'il ouvre seulement sa grande goule, celui-là !»

       L'action avait un instant dissipé la peur. Chacun combattait silencieusement son angoisse en aidant les autres ; il régnait même une sorte d'animation bizarre qui faisait penser aux préparatifs d'une fête. Les enfants, surexcités,, voulant à tout prix participer, se mettaient constamment dans les jambes des hommes. Le petit Théo, fils du Thibaut, qui allait sur ses huit ans, s'improvisait chef d'escadron, au grand dam de Mathurine, son aînée, qui n'entendait pas se laisser commander. Un curieux nom, Théo, qui lui avait été suggéré par le précédent vicaire, le père Michel José... En vérité, il s'appelait Théodore. «Cadeau de Dieu», en grec. Un nom à se faire arrêter comme suspect... Mais heureusement, personne ne parlait grec à Arnage, ni à Pontlieue, et Théo put garder son nom sans encombre.

       Vers quatre heures, un détachement de gardes nationaux venus du Mans prit position à l'entrée du village, sur la route de La Flèche, vers la Gêmerie. Lorsqu'ils traversèrent le village, tout le monde les regarda passer. Les uniformes, les fusils, le pas lourd des hommes, le martèlement des chevaux, tout cela donna soudain une allure plus vraie, plus concrète à la guerre.

       Le commandant des gardes s'arrêta un moment sur la place de l'Eglise : tous les hommes valides, de seize à quarante ans, annonça-t-il, devaient se tenir prêts à combattre dès le lendemain matin. On leur distribuerait des fusils.

        Ainsi, c'était donc vrai ! Une catastrophe se préparait. La peur revint d'un coup dans les esprits. On se réconforta dans les auberges, à coup de goutte et de chants patriotiques. Les «Brigands» n'avaient qu'à bien se tenir, Arnage les attendait !

 

       Et puis, le lendemain-ce devait-être le 8 décembre - un cavalier apparut, à fond de train, sur la route qui vient de la Flèche.

«- Ils arrivent ! Ils ont pris La Flèche !» hurla-t-il au passage, en réclamant une monture fraîche, ou un maréchal-ferrant. Son cheval, qui venait de parcourir d'un trait douze ou treize lieues, boitait. Mais des chevaux, ici, il n'y en avait pas, sauf les quelques percherons qui servaient au travail des champs, trop massifs et trop lents pour une mission de cette importance. L'homme dut donc interrompre sa course, le temps que Thibaut pose un nouveau fer à sa monture.

       Ce qu'il raconta était ahurissant. Une immense colonne d'au moins... Il ne put dire le nombre, gigantesque en tous cas. Cent mille ? Deux cent mille hommes ? arrivait tout droit de Granville. Des combattants, devant, qui ouvraient un passage, tuant et brisant tout ce qui leur faisait obstacle. Et derrière eux, toute une population d'enfants, de femmes, de vieillards, de bêtes de sommes, de chariots, dans une indicible cohue... Ils étaient arrivés la veille à La Flèche. La ville avait peu résisté, ils s'en étaient emparés. Une véritable marée humaine. De mémoire de Fléchois, on n'avait jamais vu une chose pareille.

       Et le pire, c'est que rien ne semblait devoir les arrêter. Le Général Chabot, qui commandait les troupes basées au Mans, avait bien essayé de les attaquer, mais il s'était fait bousculer, cul par dessus tête, jusqu'à Foulletourte ! Comme un fétu de paille !

       Un qui faisait grise mine, c'était le commandant des gardes nationaux ! Si ce que disait ce gars-là était vrai, ne serait-ce qu'à demi, lui et ses hommes se feraient écraser. On ne ferait qu'une bouchée de ce minuscule village, avec ses cinquante hommes mal armés, encombrés de leurs gamins et de leurs femmes... Des patriotes, oui ! Mais effarouchés d'avance comme un poulailler à l'approche du renard !

 

       Dans la soirée, alors que tout le monde discutait encore dans la grande salle de l'auberge, le meunier fit irruption en faisant des moulinets de ses bras immenses, bégayant, les yeux exorbités :

«Ils arrivent ! Ils arrivent!»

- Oh Sainte Vierge, fit la Jeanne du Robert, qui avait gardé de mauvaises habitudes. Tandis que son mari lui mettait un vigoureux coup de coude dans les côtes, tout le monde se précipita dehors.

Quelque chose, en effet, approchait. Puis un cri jaillit de toutes les poitrines : «Les Bleus ! Ce sont les Bleus !»

       On reconnut la troupe du Général Chabot, qui rentrait au Mans.

       On les acclama, tant le soulagement de les voir, à la place des Brigands qu'on redoutait, était grand. Pourtant, Thibaut ne put s'empêcher de glisser à la Thibaude :

«Ils ont une drôle de tête, nos héroïques défenseurs !»

De fait, la mine abattue, les vêtements déchirés et en désordre, couverts de boue et de poussière, ils avaient plutôt l'air d'une armée en déroute. Le général lui-même, qui opinait du chef aux vivats, gardait l'air sombre, absent -ce qui donnait à sa physionomie quelque peu bovine l'allure d'un animal qu'on mène à l'abattoir... Thibaut regarda autour de lui. Il vit le Joseph qui échangeait avec Louis un regard inquiet. Bah ! après tout, on verrait bien. Si la bataille avait été rude, personne ne pouvait dire avec certitude si elle était gagnée ou perdue. Une chose était sûre en tous cas : les Blancs n'étaient pas encore là. Mais on alla se coucher avec un sentiment de malaise.

 

       La nuit fut courte : dès avant l'aube, le village fut à nouveau réveillé en sursaut par le piétinement d'une troupe en marche. C'était Chabot qui repartait à l'assaut de la Flèche. Quelques heures de repos en ville avaient métamorphosé ses troupes, plus nombreuses, qui avançaient cette fois en ordre de marche, les officiers à cheval d'abord, les fantassins ensuite, et derrière les chevaux de trait tirant deux petits canons. En traversant Arnage, les Bleus se mirent à chanter la Marseillaise, reprise en chœur par tout le village.

       La joie explosa : la veille, on regrettait d'avoir douté de la victoire ; cette démonstration de force, d'allant persuada tout le monde que tout danger allait être définitivement écarté. Une troupe si fraîche, si jeune, si enthousiaste et si disciplinée ne pouvait que balayer les gueux qu'elle allait rencontrer ! Théo ne se tenait plus d'excitation. «Papa ! Papa ! criait-il, je veux aller avec eux !

- Tu es encore un peu p'tiot, mon gars, répondait Thibaut.

L'enfant boudait, puis insistait : «Mais plus tard, je serai soldat de la République !»

Le grand Jacques, qui se trouvait là, lui caressa les cheveux : «Voilà un vrai patriote !» dit-il au petit qui se rengorgea.

 

       La journée fut calme. Des gardes nationaux, une vingtaine, étaient restés là, à tout hasard. On avait même apporté quelques fusils, qu'on laissa en réserve à l'auberge.

        On déserta un peu la Croix-Vert, chacun vaquant à ses occupations. Thibaut s'activait à la forge : il avait du travail en retard. Par acquit de conscience, on mit tout de même un guetteur dans le clocher, qu'on allait relayer de loin en loin. Théo, qui n'en pouvait plus de fierté, eut même l'honneur d'avoir son tour, avec Victorin, le fils du métayer des Loges, qui avait déjà onze ans. Il gelait à pierre fendre. Les galopins du village eurent la permission d'aller faire des glissades sur le Roule-crotte, un petit ruisseau qui se jette dans la Sarthe, à une portée de fusil de la chapelle.

       Mais la nuit ramena l'inquiétude. Une de ces nuits épaisses, sombres, qui semblent hantées de sortilèges. Le vent hurlait sur les landes, faisait gémir au loin les sapins. Des cavaliers Bleus avaient traversé le village sans s'arrêter, sans daigner répondre aux questions angoissées des Arnageois. La rumeur, qu'alimentait une imagination chauffée à blanc, circula de plus belle ; personne ne savait rien, mais chacun avait son mot à dire. Mathurine et Théo se serraient l'un contre l'autre, incapables de trouver le sommeil. Des voisins étaient venus parler avec le père, dans la salle. Les enfants surprirent des conciliabules, où il était question d'invasion, de terreur, de viols et de bataille. Théo, qui depuis la veille se persuadait qu'il avait l'étoffe d'un héros, sentait pourtant ses entrailles gargouiller désagréablement.

Un homme qu'il ne reconnut pas entra à ce moment dans la maison en criant :

«-Tout est foutu ! Les nôtres reculent ! Ils sont déjà à Foulletourte !

- Tais-toi, grogna Thibaut. C'est pas la peine de réveiller les enfants...»

La vieille grand-mère, que tous ces événements avaient rendue un peu gâteuse, chevrota :

«C'est la vengeance de Dieu ! C'est la vengeance de Saint Gilles, parce qu'on a fermé son église ! Vous allez voir !

- Silence, la mère ! tonna Thibaut, si brutalement que la vieille en resta coite. Puis, se tournant vers l'homme :

- Il faut lui pardonner, citoyen. Elle ne sait plus ce qu'elle dit...»

 

       Le lendemain, l'aube avait à peine commencé à blanchir le ciel qu'un sourd grondement se fit entendre vers le Sud. Tous les habitants se barricadèrent chez eux précipitamment. Là-bas... Quelque chose se passait. Tout un fracas de chevaux en marche, de chars, tout un piétinement. Ils arrivaient !

       Ce fut un branle-bas de combat. Tandis que les femmes se barricadaient chez elles comme elles pouvaient, les hommes se ruèrent à la Croix-Vert. Joseph les attendait déjà. On se partagea les armes, puis on se précipita à l'entrée du village, en direction du Sud, dans les landes et les bruyères qui occupent une bonne partie de la Gèmerie. Puis ce fut l'attente, qui parut interminable. Enfin, au bout d'une couple d'heures, le grand Jacques qui faisait le gué lança le signal convenu : ils étaient là !

       Alors, les hommes présents sentirent leur courage les abandonner. Ce qu'ils avaient devant eux, et qui avançait comme une immense vague, ce n'étaient pas les troupes brigandines attendues, quelques centaines ou même quelques milliers de pouilleux en vadrouille. Non, c'était une armée, un peuple entier, une migration qui dépassait tout ce que l'on pouvait imaginer. Cela s'étendait à perte de vue, jusqu'à l'horizon tout enfumé de poussière. Cela moutonnait à n'en plus finir, avec le grondement sourd d'un troupeau en marche dans la plus improbable des transhumances. Rien, absolument rien des histoires racontées aux veillées ne pouvait être comparable. C'était comme si des villes entières s'étaient mises en branle, avec leurs habitants, mais aussi leurs maisons, leurs églises, leurs ponts...

       Les hommes se regardaient, incrédules. Le ridicule de leur situation leur sauta aux yeux : qu'allaient-ils faire, eux, quelques dizaines, avec leurs fusils et leurs fourches ?

       Il y eut pourtant un bref échange de coups de feu, ce qui donna à Robert et au François l'occasion de récolter une égratignure qui ferait leur gloire trente ans durant. Puis on se replia sagement, c'est à dire qu'on courut à perdre haleine jusqu'au village.

       Et puis, ce fut l'invasion. Les Vendéens se mirent à déferler sur le village, passant sans s'arrêter, sans même regarder les fenêtres aveugles, les portes closes, comme tendus vers un but, lourds, muets, têtus. Ce furent d'abord des soldats portant des drapeaux blancs... Mais quels soldats ! Hirsutes, déguenillés, dans des bouts d'uniformes disparates, portant toutes sortes d'armes bizarres, longs fusils, couteaux, fourches... Les officiers les encadraient, à cheval. Ceux-là avaient encore fière allure, malgré la lassitude et la préoccupation qui se lisaient sur leur visage. Thibaut remarqua l'un d'entre eux, qui paraissait extrêmement jeune, et qui pourtant semblait détenir l'autorité. Un très jeune homme, d'une vingtaine d'années peut-être, avec de longs cheveux assez clairs, et bouclés, un visage mince et pâle, un grand nez légèrement aquilin et des yeux sombres. Une jolie figure d'aristocrate, en somme, malgré la fatigue qui brouillait ses traits. Thibaut remarqua, en professionnel, que son cheval, un magnifique étalon, boitait. Sans doute s'était-il déferré. Près de lui chevauchait un homme un peu plus vieux, plus robuste, au large visage de paysan. Tous deux portaient, bien en vue, la cocarde blanche marquée du cœur et de la croix. Sans le savoir, Thibaut venait de voir deux des principaux chefs de la Vendée, La Rochejaquelein et Stofflet.

       Il y avait quelque chose de triste, d'irréel aussi dans cette marée étrangement silencieuse. Chacun marchait tête basse, l'air fourbu. Beaucoup étaient blessés. D'autres titubaient de faim, de froid, d'épuisement. C'était une armée vaincue qui passait là, une armée qui venait de subir de terribles revers, et qui en portait les stigmates...

       Mais une fois passée l'immense foule des soldats, ce qui suivait composait un spectacle ahurissant, qui pétrifia littéralement les Arnageois. Des femmes traînant des charrettes à bras chargées d'un bric-à-brac de meubles, de ballots, tout ce qu'elles possédaient sans doute ; et par là-dessus, des enfants, des vieillards, des blessés trop atteints pour marcher, et qui gémissaient ; accrochées à leurs jupes, des grappes d'enfants, encore, qui trébuchaient et pleuraient de fatigue. Des hommes, portant des outils, des fourches, des paquetages informes.

C'était un hallucinant méli-mélo de couleurs, de hennissement des chevaux, de vacarme, d'odeur - l'odeur entêtante du sang et de la poudre. Une colonne effrayante, interminable, épouvantable. Des regards vides. Toute une population en fuite, emmenant avec elle tout ce qu'elle possédait, meubles, linge, objets précieux ou non, jusqu'aux assiettes des vaisseliers, jusqu'au mobilier des églises... Et les bêtes suivaient, tout un troupeau harassé de bœufs et de moutons... On se demandait avec ahurissement comment tout cela avait pu passer la Loire, parcourir un si long chemin, pour venir s'échouer ici, si loin de chez eux... Et qu'espéraient donc leurs généraux, leurs soldats, si valeureux soient-ils, encombrés d'une pareille foule de civils affolés ? Par quel miracle avaient-ils pu remporter tant de victoires, culbuter si longtemps les Républicains ? Il est vrai qu'eux aussi avaient faim, eux aussi avaient froid et peur, eux aussi manquaient de tout. Deux armées de pouilleux qui se battaient, chacune pour un idéal... Le cœur serré, Thibaut éprouva soudain le sentiment que tout ceci n'était qu'une absurde et dérisoire tragédie.

 

       A midi, tout était presque fini. Tandis que les dernières vagues de leur exode traversaient Arnage, l'avant-garde militaire s'était emparée des avant-postes de Pontlieue, franchissait le pont, déferlait en ville. En quelques heures, la ville fut entièrement submergée par la foule des soldats et des réfugiés affamés et épuisés, qui se jetèrent sur tout ce qu'ils purent trouver à manger et à boire. Ils investirent le centre-ville, tandis que les chefs s'installaient pour un conseil de guerre à l'Hostellerie de la Biche, place de l'Eperon. Les Manceaux, persuadés de vivre leurs dernières heures, avaient d'abord courbé le dos ; puis il s'était avéré qu'à part quelques échauffourées très limitées, et une courte flambée de violence qui leur fit mettre en pièces la guillotine dressée place des Halles, cette marée humaine ne cherchait pas l'affrontement. Dans l'état de délabrement physique et moral où ils étaient, la plupart des envahisseurs n'aspiraient, finalement qu'à deux choses : de quoi manger et boire, et un coin pour dormir. La terreur s'apaisa donc un peu, mais la haine couvait... On n'était pas près de leur pardonner d'avoir eu si peur !

      

       A Arnage, ne passaient plus que quelques traînards, plus pantelants encore que les autres, et que l'on accueillait avec des quolibets - sans trop oser s'en approcher quand même.

Le grand Jacques et le Robert se faisaient panser à l'auberge de la Croix-Vert, et commençaient à mettre en forme la geste qui, au fil des veillées et des récits toujours améliorés, finirait par faire d'eux des héros.

       Thibaut revint lentement, tout pensif, à sa maréchalerie. En entrant, il entendit un bruit, sursauta, saisit son couteau... et le laissa aussitôt retomber, avec un juron. Une femme s'était réfugiée là, attirée peut-être par le feu qui réchauffait un peu l'atmosphère, et elle le regardait avec de grands yeux vides. Sur ses genoux, un nourrisson à la mamelle ; accroupie près d'elle, une minuscule petite fille au visage fiévreux.

- En voilà bien d'une autre ! grommela Thibaut, qui vit immédiatement le péril de la situation.

A n'en pas douter, cette femme était une Vendéenne, laissée dans le désastre comme un coquillage après la marée. Sans doute son mari était-il là-bas, avec les autres, à moins qu'il ne soit mort quelque part au cours de cette virée. Qu'est-ce qu'il allait faire d'elle, lui, maintenant ? S'il la laissait sortir, les autres, avec leurs esprits échauffés, soit la livreraient avec ses deux gnâs aux autorités, et cela voulait dire la mort pour tous les trois, soit la fusilleraient eux-mêmes, tous fiers d'un tel acte de patriotisme. Cela lui parut impossible, trop cruel, surtout pour les deux petits qui grelottaient. Mais s'il les cachait ? Il serait le complice objectif des «brigands», et il savait ce que cela signifiait, pour lui-même et pour sa famille. Et puis, que dirait la Thibaude ? A ce moment, il aurait donné cher pour qu'elle soit là, avec son bon sens de paysanne, sa générosité, aussi, sa clairvoyance... En songeant à elle, il sut qu'il ne pourrait jamais trahir cette pauvre femme échouée là.

       Juste attenant à la forge, il y avait un petit appentis, dans lequel il rangeait ses outils et ses réserves. Il poussa la femme là dedans.

«Pas un mot ! pas un bruit ! Je t'apporterai à manger.»

Comme la femme le regardait sans avoir l'air de comprendre, il se demanda soudain si elle parlait la même langue. Ces Vendéens, dont on ne savait pas très bien d'où ils venaient - d'un province très éloignée, par-delà la Loire, quel était leur patois ? Il dut s'avouer qu'il n'en savait rien. Lui-même n'était jamais allé plus loin que le Mans. Il lui fit alors signe par gestes de rester tranquille. Elle opina de la tête, grimaça un vague sourire.

 

       La nuit venue, lorsque les enfants furent couchés, Thibaut, croyant sa femme occupée, alla discrètement prendre un quignon de pain. En se retournant, il la vit soudain derrière lui. Il voulut dire quelque chose, mais elle lui tendit un pot de lait.

«Prends aussi ça. Pour les petits. dit-elle simplement.

- Tu sais ?

- C'est moi qui leur ai ouvert.»

       La femme était toujours dans l'appentis, prostrée. Le bébé dormait, mais la fillette pleurait doucement, sans bruit. Toutes deux se jetèrent sur la nourriture.

       La femme était très jeune, avec des cheveux blonds coiffés en bandeaux. Pauvrement vêtue, les mains rougeaudes, elle devait être une paysanne. Comment s'était-elle retrouvée là, à des lieues de son pays ? Qu'est-ce qui lui avait pris, de suivre ainsi l'armée, dans cette marche absurde ? Quel sort lui était réservé ?

       Elle ne pouvait pas rester là, à la merci d'un client un peu curieux, d'un retour des armées républicaines, d'une perquisition. Il fallait trouver un refuge plus sûr, en attendant qu'elle put rejoindre le gros de la troupe au Mans ou ailleurs. Ce fut la Thibaude qui trouva une solution. La maison du maréchal-ferrant, petite et modeste, possédait pourtant un tout petit grenier, dont personne d'ailleurs ne se servait. Si on parvenait à y faire monter la femme et les deux petits, ils seraient là à l'abri des regards, et à peu près au chaud.

       Il fallut réveiller Mathurine et Théo, parce que la trappe qui accédait au grenier était juste au dessus de leur tête. Les enfants ouvrirent de grands yeux effrayés. Thibaut les prit alors avec lui :

«- Etes-vous capables de tenir un secret ?

- Oh oui, papa ! crièrent-ils ensemble.

- Ecoutez-moi bien. Ce n'est pas un jeu. Si vous laissez échapper un mot, un seul mot de ce que vous avez vu ce soir, nous sommes tous morts. Compris ? Morts ! Non seulement cette dame, et les deux enfants...

- Les enfants aussi ?

- Oui, les enfants aussi. Ils sont tout petits, il faut les protéger. Si vous parlez, si vous dites quoi que ce soit, à qui que ce soit, même aux amis, même à grand-mère, ils vont mourir. Et nous aussi. Maman et moi aussi. Alors vous allez jurer... Sur votre tête. Sur la mienne. D'accord ? Dites avec moi : nous jurons de ne rien dire.

- Nous jurons...

- Jamais. A personne.

- Nous le jurons !»

       Fiers d'un tel secret, les enfants se gonflaient d'importance. Thibaut en suait d'angoisse : pourvu qu'ils ne laissent rien échapper, par étourderie... C'était de leur âge...

       Le lendemain fut calme. Contre toute attente, les enfants ne laissaient rien paraître ; tout au plus se querellaient-ils un peu moins que d'habitude... Dans le village, Thibaut n'entendit parler de rien. Personne n'avait vu la réfugiée entrer dans la maréchalerie : il en fut rassuré.

 

Dès l'aube suivante pourtant - on était désormais le 12 décembre - une immense troupe républicaine traversa le village, à marche forcée, mais en bon ordre : on murmura les noms de Westermann, de Muller ; mais les deux généraux, pris par leur action, ne prêtèrent aucune attention aux Arnageois, qui en furent un peu vexés.

       Très peu de temps après, on entendit très distinctement le bruit d'une bataille : sourde rumeur du canon, criaillement aigu des balles, tout un charivari de bruits, de gémissements, de chocs, porté par le vent mais qui ne disait rien sur l'issue des événements. Arnage, angoissé, tendait l'oreille et se taisait. On voyait s'élever, du côté du Mans, des fumées noires. La ville brûlait-elle ?

       Cette fois, les troupes républicaines ne cessaient plus d'affluer, vagues après vagues. On avait renoncé à les compter. L'écrasement des Vendéens paraissait, d'instant en instant, plus inéluctable, et les villageois sentaient monter leur exaltation, et aussi leur colère contre ces envahisseurs qui leur avaient fait si peur. Le Robert, le Jacques, arborant leurs blessures comme des décorations, se faisaient porter en triomphe, comme si à eux seuls, ils avaient sauvé le village. On dansait devant la chapelle ; on entonna le «ça ira» et la Marseillaise... Les troupes défilaient entre deux haies d'honneur qui les acclamaient ; les femmes leur tendaient les bras, voulaient à toute force les embrasser, comme des libérateurs...

       Thibaut, lui, éprouvait des sentiments contradictoires. La fièvre qui montait autour de lui ne lui disait rien qui vaille. Il sentait gronder comme un désir de meurtre et de vengeance, comme une excitation de fauve devant le sang. L'angoisse que sa protégée ne fût découverte lui rongeait les entrailles, et il devait se forcer pour partager la liesse des autres.

       Les combats se poursuivirent toute l'après-midi, et jusque tard dans la nuit ; puis, vers trois heures du matin, toute une division Républicaine traversa à son tour le village. C'était Kléber, qui arrivait des Payrays. La victoire était imminente !

 

       Le lendemain, le 13 décembre, les combats avaient cessé. Des cavaliers bleus patrouillaient à travers la campagne, à la recherche de fugitifs. Ils racontèrent que les Blancs avaient été écrasés, anéantis dans les rues étroites du Vieux Mans, que les survivants s'étaient enfuis vers Laval, avec l'armée républicaine à leurs trousses ; que l'on continuait de traquer les «brigands», dans la ville, maison par maison, et que les prisonniers étaient aussitôt exécutés. Les rues étaient pleines de cadavres, on les entassaient comme on pouvait dans les jardins de Tessé et des Jacobins, et que malgré la chaux qu'on leur versait dessus, cela commençait à ne pas sentir très bon... Ils avaient l'air tout à fait contents de leur récit. On les approuvait.

       Alors commença une véritable chasse à l'homme dans toute la campagne environnante. Les hommes, même quelquefois les femmes, surexcités, armés de fourches ou de bâtons, plus rarement de fusils, se mirent à fouiller systématiquement les fermes, les bosquets, les granges, les broussailles. Il restait là de nombreux blessés, des vieillards aussi qui, trop épuisés par leur marche, ou malades, s'étaient cachés comme ils avaient pu, incapables de suivre les leurs jusqu'au Mans. On les rassembla, on conduisit sous les menaces et les injures cette troupe misérable jusqu'à l'auberge de la Croix-Vert, où les Républicains avaient leur quartier général. Femmes et enfants ne furent pas épargnés. Un vieux prêtre, qui fut découvert dans un moulin en ruine, et refusa de se lever, fut abattu sur place.

       Tout le monde semblait pris de folie. Seul Thibaut essaya de s'y opposer, au nom de l'Humanité. Aussitôt le François, qui n'attendait que cette occasion, l'accusa de sympathie à l'égard des «Brigands», voulut le dénoncer ; le Joseph, qui savait ses sentiments républicains, s'y opposa fermement, mais l'alerte avait été chaude. Il savait trop ce qui se serait passé si l'on avait fouillé sa maison... Pour écarter les soupçons, il fallut participer à la battue. Fort heureusement, pour cette fois-là, on s'en revint bredouille.

       Les prisonniers furent conduits, enchaînés, au Mans, où l'on venait de créer une «commission» destinée à aider, sinon à doubler, le Tribunal révolutionnaire. Elle fonctionnait déjà, et ne savait donner qu'une seule sanction : la Mort... Personne n'en réchappa.

 

       Il fallut attendre plus d'un mois avant que l'on pût prendre le risque de faire évader la femme et ses deux enfants. Enfin, une nuit, guidés par Thibaut, ils se coulèrent à travers les bruyères, traversèrent à pied les bois, jusqu'à Voivres. Là, Thibaut avait un cousin éloigné, qui pourrait cacher quelques temps les réfugiés, dans sa ferme éloignée de tout, en attendant de pouvoir les faire partir dans un chariot, à l'occasion d'une foire...

 

       Les adieux furent brefs, mais émouvants. Thibaut embrassa la fillette, caressa la tête du bébé. La femme lui glissa dans la main en partant, un petit bijou qu'elle portait au cou. C'était un minuscule crucifix - ce qu'elle devait avoir de plus précieux. Il voulut refuser, mais elle s'éloignait déjà.

 

 

       Il s'écoula de longues années avant que Thibaut ne reçoive des nouvelles. Il était vieux, désormais. Théo, un beau jeune homme vigoureux, avait d'abord servi dans les armées de Napoléon. Après la défaite de Waterloo, il était revenu au village, s'était marié, et avait repris la maréchalerie. Mathurine, elle, était morte en couches deux ans après ses noces. C'était la Thibaude qui finissait d'élever l'enfant.

       Un jour, un cavalier fit halte à l'auberge de la Croix-Vert. Il demanda si l'on connaissait le Thibaud... C'était le fils de cette femme inconnue qu'il avait autrefois recueillie. Il sut ainsi la suite de l'histoire.

       Réfugiée dans la ferme du cousin à Thibaut, elle avait attendu quelques jours, puis avait essayé de rejoindre la ville la plus proche, la Suze. Mais là, elle avait été arrêtée comme suspecte, et fusillée. La petite fille avait été tuée aussi. Par contre, le bébé avait été recueilli par une bourgeoise du lieu, qui venait de perdre son enfant, et l'avait fait passer pour tel. Devenu adulte, on lui avait raconté son histoire, et il revenait, à présent, sur les traces du passé. Il avait tenu à voir celui qui avait tenté, hélas en vain, de venir en aide à sa mère.

       Lorsqu'il prit congé, Thibaut voulut lui montrer le grenier où les trois réfugiés avaient attendu de si longues heures le moment de s'échapper. Il se hissa péniblement par la trappe, et quand le visiteur l'eût rejoint, il lui remit une petite boîte. Elle contenait un modeste crucifix au bout d'une chaîne.

«Votre mère me l'avait donné en s'en allant, dit-il au jeune homme. Gardez-le, en souvenir d'elle, et de nous.

- Merci. C'est à peu près tout ce qu'il me restera d'elle...»

      

       Thibaut le regarda partir, pensif et mélancolique. Tous ces morts, en somme... Des deux côtés... Pour rien ? La Révolution, c'avait d'abord été un moment merveilleux d'invention, de fraternité, de combat juste et noble pour la liberté, pour l'égalité. Un combat qui avait rendu leur dignité aux paysans humiliés, écrasés de corvées et d'impôts. Et puis, sans que l'on sache très bien comment, quelque chose s'était détraqué. Un vent mauvais s'était mis à souffler sur les esprits. Le vent de la haine, de l'intolérance, de la suspicion. De nouveaux Inquisiteurs étaient venus, plus dogmatiques, plus cruels encore que les anciens.

Comment une idée si belle avait-elle pu faire couler tant de sang ?

       Oui, un vent mauvais, un vent maudit, un vent de galerne[4]... Qui jamais depuis, n'avait vraiment cessé de souffler.

       Thibaut avait vieilli. Il croyait, il voulait croire encore aux idées nouvelles, nées de 1789 : celles de la déclaration des Droits de l'Homme. Mais jamais plus il n'avait voulu se mêler des affaires de la cité. Il se méfiait trop des hommes, surtout de ceux qui placent leurs convictions au dessus de toute morale, de tout sentiment, au dessus de l'Humanité. Ceux-là ne rêvent qu'à l'ombre de la guillotine, même si elle finit toujours par leur briser le cou. Il se méfiait des idéologues et des Inquisiteurs. Il se méfiait de ceux qui croient détenir la vérité, et qui au nom de cette vérité s'arrogent le droit de tuer. Il se méfiait de ceux qui parlent de fraternité avec les mots de la haine. Il se méfait du vent mauvais.

                                                                                             

                                            FIN.

                          (Le Mans, février 1995.)



[1] Fabrique : assemblée de laïques qui gérait les affaires religieuses de la "succursale", notamment dans leur aspect matériel : entretien de l'Eglise et des objets de culte, par exemple...

[2] l'assemblée de Sénéchaussée s'était réunie en 1789 pour élire les députés du Tiers-État aux États Généraux.

[3] un bordage est une petite exploitation agricole. Un bordager est un paysan modeste, qui dispose d'un revenu juste suffisant pour vivre. Un métayer, ou laboureur, en revanche, est beaucoup plus riche. Il peut avoir plusieurs domestiques, et employer des journaliers pour les travaux urgents. Un journalier est le plus pauvre des paysans : sans terre, ou ne possédant qu'une parcelle insignifiante, il n'a qu'un revenu précaire lié à la location de ses bras. Dépendant de l'embauche par les métayers, il devient souvent vagabond et mendiant.

[4] Allusion au nom donné à la tragique expédition vendéenne dont on relate ici l'un des plus sanglants épisodes : la «virée de galerne». Le terme de «galerne» désigne le vent du Nord-Ouest, le mauvais vent.